— Il m'avait juré, fait-elle, que c'était le dernier rendez-vous auquel...
Elle éclate en sanglots, et, au même instant, Mme Dossin change d'attitude, si rapidement qu'un malaise pèse sur l'assistance. Ce n'est plus la femme ardente, mais maîtresse d'elle-même, qui s'est défendue jusqu'ici. C'est une furie déchaînée. Elle crie. Elle s'agite. C'est à Emile que va sa rage, et c'est sur lui qu'elle se précipiterait si le petit docteur à barbiche blanche ne l'arrêtait au passage avec une force insoupçonnée.
— Il ment !... C'est un espion de mon mari!... C'est un fou!... Vous ne voyez donc pas que c'est un fou?...La preuve, c'est qu'il se maquille en noir et que...
On vient à l'aide du docteur, et quand celui-ci peut enfin s'approcher de la table des magistrats, il murmure: — Qu'est-ce que je vous disais?... Une crise... Ce n'est malheureusement pas la première... Mon client et ami, M. Dossin, me faisait venir fréquemment, et je la surveillais... Mais il ne voulait pour rien au monde s'en séparer... Ce jeune homme a raison... Il y a des passions, à notre âge...
M. Dossin s'est tourné vers le mur pour cacher son émotion. Joseph, à travers la pièce, regarde son ennemi Emile avec des yeux stupéfaits. Ainsi, c'était pour sauver son maître que cet étrange jeune homme s'acharnait à retrouver la paire de bottes?
Le juge balbutie:
— Messieurs, je... je crois... Vous ne pourriez pas la calmer, docteur?...
— Si on veut me donner un coup de main, je vais tout au moins lui faire une piqûre et...
— Nous n'arriverons jamais à Paris... grogne Torrence, congelé au volant. Le radiateur fume comme un paquebot, et j'entends dans le moteur des coups sourds qui...
Ils dépassent des charrettes de maraîchers qui vont d'Arpajon aux Halles. Demain, les journaux annonceront fièrement qu'on a battu les records du froid pendant les cinquante dernières années.
— Sacrée folle !... Quand je pense...
Et Emile de murmurer en se mouchant:
— Pas si folle que ça, à ses heures... L'idée de faire appel à nous, par exemple... Son mari aurait eu bien de la peine à s'en tirer... Surtout que le pauvre homme avait commis la gaffe de faire disparaître le cadavre... Il aurait été condamné._ Et elle, elle devenait libre, disposant sans doute de la fortune...
— Mais la corde?... Pourquoi le pendre?... Pourquoi pendre un mort?
Emile se mouche de plus belle. Demain, il aura le nez bleuâtre, ce qui s'harmonisera étrangement avec ses cheveux roux.
— Qui sait?...
— Qui sait quoi?
— C'est peut-être la preuve qu'elle est vraiment folle... Il est difficile de savoir ce qui se passe dans la cervelle des fous... Mais c'est peut-être aussi la preuve... Car enfin, patron, l'objection que vous venez de soulever, c'est celle que son avocat ne manquera pas de soulever aux Assises... Pourquoi pendre un mort?... Et c'est ce qui la sauvera de la prison, ou peut-être pis...
Longjumeau. Deux heures du matin. Pas une lumière aux maisons. Toc... Toc... Toc...
— Ça y est! annonce Torrence, en lâchant son volant.
— Quoi?
— La panne... Des femmes pareilles... Moi, je... je…
— Vous en faites pas, patron... J'aperçois un garage, et je vais aller y sonner...
L’Homme tout nu

L’HOMME TOUT NU
I
Où l'on s'aperçoit que l'habit fait parfois le moine et où
le fameux détective Torrence cueille un client dans un
endroit assez inattendu
De nombreuses femmes, assure-t-on, sont jalouses de leur belle-mère. Elles se plaignent de ce que leurs maris, quand ils retournent « chez eux » fût-ce pour passer une heure, s'épanouissent et se montrent d'une humeur particulièrement enjouée qui irrite les épouses.
Le grand et solide Torrence n'était jamais aussi radieux que quand il venait faire un tour à la « maison ». Et la « maison », pour lui, c'était celle de ses débuts, c'était ce Quai des Orfèvres où il avait été quinze ans durant, comme inspecteur de la Police judiciaire, le bras droit du commissaire Maigret.
Pour les collègues, Torrence avait mal tourné, puisqu'il était devenu détective privé. Pour la majorité des gens, il avait fait fortune, puisque aussi bien il était, en titre tout au moins, le grand patron de, l’Agence O, la plus sérieuse, la plus connue, la plus illustre des agences de police privée.
Ce matin-là, justement, il était venu faire un tour au quai des Orfèvres, sous prétexte d'un vague renseignement à demander, en réalité pour renifler pendant quelques heures l'atmosphère jadis si familière. Tout en flânant, en serrant des mains, .en bavardant avec de vieux camarades, il était arrivé aux locaux de l'anthropométrie, qui, pour les clients, sont peut-être, de tous, les plus sinistres.
Mais, en ceci comme en tout, il y a l'habitude. Torrence, aimait ces escaliers toujours poussiéreux, ces appareils aux apparences barbares, cette brutalité, ce cynisme voulu de ceux qui sont garants de la sécurité d'un pays.
— Ce n'est pourtant pas le jour de la grande rafle... remarqua-t-il à l'oreille d'un collègue.
Car les grandes rafles, dans les quartiers dangereux de Paris, se font d'habitude à jour fixe. Or il régnait ce matin-là, à l'identité judiciaire, la fièvre des grands jours. Soixante hommes pour le moins, de tout âge, de tout poil, des jeunes, des vieux, des blonds, des noirs, de vrais nègres même, attendaient, nus comme des vers, comme on attend pour le conseil de révision.
Des employés, installés à des tables patinées par les ans, prenaient les empreintes digitales. D'autres les comparaient avec les fiches existantes. On parlait toutes les langues. On entendait tous les accents. Certains protestaient. D'autres étaient doux comme des agneaux. D'autres, enfin, essayaient, comme à la porte d'un cinéma un soir de cohue, de passer avant leur tour.
Un inspecteur ami explique à Torrence:
— Une rafle supplémentaire dans le quartier Barbès-Rochechouart.
Un quartier qui « donne » toujours. Il est rare qu'un coup de filet inopiné n'y soit pas fructueux en gros et moyen gibier.
Dans une autre pièce, les femmes attendaient leurs tours, plus bruyantes et plus cyniques que les hommes.
Torrence avait fait si longtemps ce métier-là! La voiture cellulaire, le fameux panier à salade, les cars de renfort cachés eu coin des rues, les coups de sifflet, à l'heure H, la fuite éperdue, les cris, les bousculades, les protestations, et l'irruption de la police dans les débits suspects, dans les arrière-salles, voire dans les caves.
Après cela, tout le monde est embarqué dans les véhicules. Ceux-ci ne tardent pas à déverser leur cargaison au Dépôt. Interrogatoire par un commissaire. Quelques-uns, ceux qui ont des papiers vraiment en règle, filent aussitôt. Quant aux autres, la majorité, ils passent la nuit dans la grande salle du Dépôt, sur des bancs, où ils peuvent...
Puis, le matin, c'est la fouille, la petite pièce où tous se mettent nus comme des vers, les empreintes, l'anthropométrie...
Torrence, la pipe au bec, car il singe volontiers son ancien patron Maigret et a adopté une pipe encore plus grosse que la sienne, regarde vaguement des anatomies diverses qui n'ont rien de bien ragoûtant dans le jour blafard. Il y a plus de pieds sales que de pieds propres. Soudain, le regard de Torrence glisse sur un visage, y revient, exprime l'étonnement.
Non! Ce n'est pas possible!... D'ailleurs... Mais non, voyons! Torrence n'est pas fou... Il est impossible que cet homme tout nu, coincé dans la file, entre un Arabe et un petit jeune homme malingre, soit le célèbre avocat Duboin...
Читать дальше