Le maître aspire à transformer le monde, les gens, un à un, comme s’il voulait tenter de produire un nouveau genre d’être humain.2 Pourtant ce n’est ni un rêveur ni un illuminé : il est aussi réaliste que la vie. C’est pourquoi, malgré qu’il déconcerte ses disciples, il suscite en eux à la fois confiance et respect.3
Chacune de ses paroles clame comme une évidence la différence entre enseigner et être maître. Les docteurs de leur entourage prétendent toujours enseigner. Avec lui, tous veulent apprendre.
Ses disciples sont surpris qu’il accepte des gens si peu préparés qu’eux. Il leur laisse entendre que dans l’âme de l’ignorant, il y a toujours place pour une grande idée.4 Voilà pourquoi il se défie des érudits arrogants, si imbus de leur propre savoir qu’ils sont incapables d’apprendre quoi que ce soit de neuf. Que leur reproche-t-il ? De posséder la clé de la connaissance qui ouvre la porte du royaume de Dieu, mais « sans savoir en user ni la laisser utiliser par d’autres ».5
Il a clairement laissé entendre depuis le début qu’il n’a pas besoin de locaux pour installer sa chaire ni pour rencontrer Dieu. En chemin, sous les palmiers d’un jardin, parmi les amandiers et les oliviers, en pleine montagne, partout il s’empare de l’instant présent pour transmettre l’objet de ses réflexions à ses disciples et leur faire sentir la proximité du ciel.
De retour chez eux, André et Jean expriment leur impérieux désir de suivre à plein temps ce maître si singulier.
Son école est ouverte à tous et gratuite. Sans classes ni horaires. Sans autres manuels que la révélation divine et l’univers infini. Sans autres épreuves que celles de l’existence. Sans diplôme de fin d’études. Car personne n’est jamais diplômé à l’école de la vie.
L’enthousiasme de ces apprentis disciples est tel qu’ils ne cessent de partager leur découverte avec leur entourage.6 Marqués par la personnalité du maître, désireux de continuer à apprendre de lui, ces cœurs assoiffés exultent en découvrant la richesse de leurs premières leçons.7
André partage sa joie avec son frère Simon qu’il présente à Jésus. Et la nouvelle passe de l’un à l’autre.
C’est ainsi que Jésus rencontre Philippe.
À peine a-t-il croisé son regard perçant, qu’il lui dit :
« Suis-moi. »
Jésus ne semble pas voir les gens comme ils sont mais comme ils peuvent devenir.
Ébloui par son guide, le nouveau disciple court à la recherche de son ami Nathanaël8 pour partager avec lui la joie de la découverte.9 Il lui communique la nouvelle le cœur bondissant d’émotion :
« Je crois que nous avons trouvé le Messie !10 Ce maître n’est pas un rabbi quelconque. »
Impatient et désireux que son ami connaisse leur nouveau maître, Philippe résume en une seule phrase le fond de toutes leurs conversations au sujet du libérateur attendu.
« Ce doit être l’envoyé de Dieu, celui qu’ont promis les prophètes. Il s’appelle Jésus c’est-à-dire “sauveur”, bien que les gens le connaissent comme le “Nazaréen” parce qu’il est fils de Joseph, le charpentier de Nazareth. »
Mais son ami Nathanaël11 réplique avec sa rude franchise habituelle d’un geste moqueur empreint de méfiance :
« Un autre messie ? Ne crois-tu pas que nous n’ayons pas eu assez de désillusions comme cela ? En plus, peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ?12 Comment peux-tu croire en un “sauveur” galiléen ? Cherche dans les Écritures et tu verras qu’aucun prophète n’est jamais venu de Galilée. »13
Nathanaël est un idéaliste sérieux et engagé. Mais même les meilleurs croyants ont des préjugés et risquent de se tromper.
Ces paroles blessent Philippe. Mais il ne trouve rien pour les réfuter. Comme il tient Nathanaël en grande affection, il renonce à discuter avec lui à ce sujet. Convaincu de sa justesse, il recourt à l’unique raisonnement irréfutable, le même qu’avait esquissé le maître face à ses premiers disciples et qui deviendra l’argument principal de la campagne de recrutement en faveur du Nazaréen :
« Viens et vois. Abandonne ton figuier et suis-moi jusqu’à lui. Convaincs-toi toi-même. »14
Nathanaël le suit sans envie.
Face à Jésus sa désillusion se renforce. L’allure et les vêtements du jeune rabbi ne cadrent pas avec l’idée qu’il s’est faite d’un personnage aussi important que le Messie. Il lui en coûte de voir en lui un maître digne de confiance. Ce n’est qu’un simple et pauvre marcheur, humblement vêtu.15
Mais quand Jésus observe Nathanaël s’approcher de lui avec réticence, affichant scepticisme et suffisance, il lui dit avec un sourire intriguant :
« Eh bien, si tu n’es pas au clair sur moi et que tu ne me considères même pas comme un bon Juif, moi, je vois en toi un authentique Israélite, sans la moindre ombre de tromperie. »
Ce qui équivaut à lui dire :
« Ta sincérité et ta franchise me plaisent. Mais ne te fie pas trop aux apparences… »
« D’où me connais-tu ? » s’exclame Nathanaël, ébahi.
Le maître est très observateur. Surprendre un jeune homme en prière est plutôt rare. D’habitude, les jeunes gens préfèrent se vanter d’être sceptiques plutôt que dévots. Comme Jésus aime les êtres sincères et courageux, il lui révèle un petit secret :
« Je t’ai vu sous le figuier avant que Philippe ne t’appelle. Je me suis immédiatement rendu compte de ce que tu y faisais. »
Nathanaël rougit comme une pivoine. Sa pudeur l’empêche de dénuder sa spiritualité. Par ailleurs, il sent que le regard pénétrant du Maître a déjà fouillé son cœur de fond en comble. Il a honte de sa sottise, de ses préjugés non fondés. Il a maintenant l’intuition que son ami Philippe pourrait bien avoir raison.
Un peu plus tard, après avoir observé Jésus de plus près et écouté ses paroles incisives, une étrange certitude venue du ciel illumine son esprit et le pousse à confesser :
« Tu dois être le Fils de Dieu, le roi attendu d’Israël. »
Radieux d’avoir trouvé un disciple au potentiel aussi prometteur, Jésus lui répond :
« Crois-tu parce que je t’ai dit t’avoir vu sous le figuier ? Tu verras de bien plus grandes choses que celle-là ! Je vous promets qu’à partir de maintenant, si vous savez regarder, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur nous. »
Autrement dit : « ma présence va vous mettre en contact direct avec le ciel. »
« Vous souvenez-vous de l’histoire de notre père Jacob ? En fuyant les menaces de son frère, épuisé d’angoisse, loin de tout ce qu’il aimait, il s’était égaré en terre étrangère. Mais Dieu était à ses côtés, au milieu de la solitude. Parce qu’il ne nous abandonne jamais. Ah ! Si vous laissiez la foi ouvrir vos yeux ici, maintenant, à côté de ce figuier, vous verriez aussi le ciel ouvert sur le chemin qui conduit directement au trône de l’univers ! Si vous ouvriez tout grands les yeux de votre âme, ‘vous verriez alors les cieux ouverts pour toujours’.16 Tout endroit où l’on cherche Dieu est un Béthel, ‘la maison de Dieu et la porte du ciel’ ».17
À l’instar de Jacob en fuite, Nathanaël croit aussi émerger de la torpeur d’un rêve et glisser dans une nouvelle réalité où le divin inaccessible se trouve, grâce au Maître, à la portée d’un battement de cœur. Dans son for intérieur résonne l’écho du cri du patriarche en fuite :
« Certainement, Dieu est en ce lieu et je ne le savais pas ! » 18
Et il se fait la réflexion que beaucoup d’autres se sont faite lorsque le Maître les a découverts :
« Christ m’a vu sous le figuier. Il en sait sur moi bien plus que moi-même, bien plus que ce que ne pourra jamais m’apprendre l’analyse. »19
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