Comme chaque nuit, des autres barques lui arrivait la rumeur étouffée de la même manœuvre. L’étape suivante plus délicate consistait à hisser rapidement les filets avant que les poissons ne s’en échappent. La prise dépendait en grande mesure de la rapidité et de l’habileté de cette manœuvre. Simon était un pêcheur adroit qui connaissait son métier mieux que personne.
Dès qu’il perçut le signe d’apparentes tractions, d’un coup brusque il leva le filet. Mais celui-ci était vide. Il fallait recommencer, le jeter à nouveau par-dessus bord. Le pêcheur frustré répéta l’opération tout au long de la nuit. Sans succès.
Simon était épuisé. Sur ses lèvres desséchées brûlait la saveur amère de la défaite. Les articulations des bras lui faisaient mal. Et cette vilaine douleur dorsale qui recommençait à se faire sentir…
Le vent frais de l’aube faisait frémir son corps en nage, accusant la fatigue et la rage de l’échec. Dans une ultime tentative, Simon lança encore son filet. Cette fois il sentit une résistance. Ses yeux exorbités s’écarquillèrent davantage pour voir émerger à la surface les reflets argentés de la prise tant attendue. Mais une sourde déchirure rompit le filet qu’il ramena vide, troué, peut-être déchiré par le mât d’un vieux navire coulé.
Jusqu’ici infructueuse, la pêche était maintenant impossible.
Le mince croissant de lune avait disparu. Protégé par l’obscurité, Simon se laissa tomber sur les filets mouillés sans pouvoir retenir quelques larmes de rage. Il se jura qu’il abandonnerait la pêche à la première occasion.
Le jour commençait à poindre. Les pêcheurs étaient taciturnes. Ils revinrent en silence à l’embarcadère dans les lueurs de l’aurore.
Simon y était resté avec son frère et quelques amis pour réparer les filets en essayant de retarder le terrible moment de rentrer à la maison les paniers vides de poissons et le cœur dépourvu de toute envie.
Ce fut alors qu’arriva le maître.
Les étrangers n’avaient pas l’habitude de venir si tôt sur cette plage. Mais André et Jean le reconnurent immédiatement et coururent à sa rencontre. Simon, interloqué, continua à regarder ce curieux rabbi qui, quelques jours auparavant, s’était risqué à jouer avec son nom…
« Voyons, tu t’appelles Simon Bar Jonas, lui avait-il dit. Quelle magnifique signification que “fils obéissant de la colombe” ou “fidèle disciple de Jonas” ! J’espère que tu es moins pessimiste que le vieux prophète… Tu me sembles plus dur que docile. Cela te conviendrait mieux de t’appeler “Kepa”,4 Pierre. Que penses-tu de “galet de plage” ? »
Déconcerté, Simon n’avait su que répondre. Parce qu’il se voyait réellement comme un galet usé par la routine, incapable de s’arracher du rivage par ses propres forces. Son frère lui expliqua plus tard que le nouveau maître osait changer les noms parce qu’il s’était lancé dans la transformation des vies.5
Intrigué par le charme du mystérieux rabbi, lui non plus ne put résister quand il lui demanda de lui prêter sa barque ce matin-là.
Qu’est-ce qui rend cet homme si irrésistible, si convaincant ? Son port, son assurance, cet air de savoir ce qu’il veut, un je ne sais quoi dans le regard… Ah ! Qu’il aimerait être ainsi ! Avoir comme lui cette personnalité saisissante !
En y pensant, il remarque que son cœur bat plus fort. Ce maître qui a déjà transformé la vie de son frère commence à le troubler lui aussi.
Le maître a enfin fini de parler aux gens et il s’avance d’un pas ferme le long du rivage. André et ses amis l’accompagnent. Sa tunique blanche ondoie au vent dans la splendeur joyeuse du matin comme la voile d’un navire sans amarres.
Promenant son regard autour de lui comme s’il scrutait l’horizon, le maître s’arrête soudain et se dirige vers Simon. Honteux d’avoir abandonné son travail pour épier le visiteur, celui-ci baisse la tête. Étourdi, il ramasse le filet et simule le réparer.
Une étrange émotion l’étreint au point de ne plus se sentir totalement maître de ses actes. Il ne comprend pas pourquoi l’arrivée du maître le trouble à ce point. Depuis qu’il a vu Jésus pour la première fois, son image ne cesse de hanter ses rêves. Chacune de ses phrases pénètre dans son cœur et le fait palpiter. Parce que ses paroles semblent être animées d’une vie propre6 et donnent des ailes à ses rêves.
Le maître s’approche résolument du pêcheur.
« Voici ta barque, Pierre. - Le maître s’entête à l’appeler ainsi. - Je te remercie de me l’avoir prêtée. »
Sans lui donner le temps de souffler, il le toise du regard, sourit et lui dit de but en blanc en impliquant ses compagnons dans le projet :
« Je vois que la pêche a été mauvaise. Pourquoi ne ramassez-vous pas les filets et n’avancez-vous pas en mer ? Essayez de les lancer encore une fois, mais du côté droit. »7
Dans d’autres circonstances, Simon aurait répliqué que tenter de pêcher à une heure aussi inopportune était de la folie. Mais cette fois il se contient et répond, laconique :
« Maître, nous avons trimé toute la nuit sans rien prendre. Mais si tu le demandes, en ton nom je jetterai le filet. »
Simon regarde avec méfiance autour de lui, espérant que personne du métier ne le voie. Il se sent quelque peu ridicule de reprendre la pêche en plein jour. Mais son frère et ses amis enthousiasmés le précèdent. Peut-être le désir inconscient d’échapper au magnétisme du Nazaréen le pousse-t-il contre toute logique à gréer la barque et à se mettre à ramer ?
Tandis qu’il s’éloigne du rivage, Simon ne peut éviter de tourner la tête vers la côte et d’observer du coin de l’œil l’étrange maître qui les suit à pied sur la plage en dirigeant l’opération. Un sourire flotte constamment sur ses lèvres, dévoilant la blancheur éclatante de ses dents, comme s’il voyait au-delà de ce que l’on peut voir d’ordinaire.
« Oui, là, à droite. »
Au signe du Nazaréen, les pêcheurs jettent les filets récemment réparés, du même geste habituel tant de fois répété cette nuit. Mais au moment de les sortir de l’eau, Simon n’en croit pas ses yeux : ils craquent de toutes parts ! Quelle prise incroyable ! Simon n’y comprend rien. Ce ne peut être qu’un miracle…
Les poissons argentés se trémoussent en scintillant sous les rayons du soleil et lui éclaboussent la figure. De sa vie il n’a vu meilleure pêche. S’ils arrivent à temps, ses voisins pourront lui prêter main forte pour traîner ensemble les poissons sur la plage avant que les mailles ne se rompent à nouveau. Il va enfin pouvoir s’acheter de nouveaux filets. Peut-être même une nouvelle barque.
En suivant les indications du mystérieux maître, le rêve de sa vie est en train de se réaliser. Cette prise dépasse tout ce qu’il a jamais pu imaginer. Ses amis arrivent avec deux barges supplémentaires pour l’aider. Les trois embarcations débordantes de poissons menacent de s’enfoncer sous le poids de leur précieuse cargaison. Après tout, la vie de pêcheur n’est peut-être pas si ingrate que cela.
L’accostage est triomphal. Simon exulte. Ses compagnons crient d’allégresse. La liesse est telle qu’une foule de voisines curieuses, de pêcheurs intrigués et de petits à demi nus accourent à la rencontre des barques pour remplir leurs paniers - toujours plus de paniers - débordants de poissons bondissants.
Simon exulte, jouissant de cette heure de gloire, de cette subite richesse qui fait de lui un héros.
Quand les filets qui ont résisté par miracle à la pression de tant de poids sont enfin vides et que les paniers ont disparu vers le marché sur la tête des femmes et dans les bras vigoureux des hommes, Simon se tourne vers le maître resté là sur la plage, comme s’il l’attendait. Pieds nus sur le sable, il s’amuse à remettre dans l’eau quelques poissons qui sautent sur les galets, scintillants et inquiets, dédaignés par les pêcheurs parce qu’ils étaient trop petits.
Читать дальше