— Mais alors?
— Mais je ne le dirais plus à présent.
— N’êtes-vous donc plus convaincu?
— Damoelès l’était trop. J’ai d’autres idées sur mon aigle.
— Au fait, où donc est-il?
— N’ayez crainte, Coclès, j’ai l’œil sur lui.
— Adieu. Moi je prends le deuil, dit Coclès. Quand nous reverrons-nous?
— Mais... à l'enterrement, je suppose. J’y parlerai, dit Prométhée. J’y dois réparer quelque chose. Et puis je vous invite après; j'offre le repas mortuaire, et dans le restaurant précisément où nous avons pour la première fois vu Damoclès.
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A l’heure de l’enterrement, il n’y eut pas grande affluence; Damoclès était peu connu; sa mort passait inaperçue pour tous ceux que n’intéressa pas cette histoire. Prométhée, le garçon et Coclès se retrouvèrent au cimetière ainsi que quelques désœuvrés écouteurs de la conférence. Chacun regardait Prométhée; on savait qu’il allait parler; on se disait « que va-t-il dire? » car on se souvenait de ce qu’il avait dit. L’étonuement précédait sa parole et venait de ceci qu’on ne reconnaissait pas Prométhée; il était gras, frais, souriant; souriant à ce point que sa conduite fut jugée presque peu décente quand, souriant toujours, il s’avança sur le bord de la tombe, puis, y tournant le dos, prononça ces simples paroles:
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— Messieurs, qui voulez bien m’écou-ter, les paroles de l’Écriture qui serviront de texte à mon bref discours d'aujourd'hui sont celles-ci:
— Laissez les morts ensevelir les morts. Nous ne nous occuperons donc plus de Damoclès. — La dernière fois que je vous vis réunis c’était pour m’entendre parler de mon aigle; Damoclès en est mort; laissons les morts.... c’est à cause de lui pourtant, ou plutôt c’est grâce à sa mort qu’à présent j’ai tué mon aigle...
— Tué son aigle!!! s’écria chacun.
— A ce propos, une anecdote... Mettons que je n’ai rien dit.
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Au commencement était Tityre.
Et Tityre étant seul s’ennuyait, complètement entouré de marais. — Or, Mé-nalque vint à passer, qui mit une idée dans le cerveau de Tityre, une graine dans le marais devant lui. Et cette idée était la graine, et cette graine était l'Idée. Et avec l’aide de Dieu la graine germa et devint une petite plante, et Tityre, soir et matin, s’agenouillant devant elle, remerciait Dieu de la lui avoir donùée. Et cette plante grandit, et comme elle était de racines puissantes, elle eut bientôt complètement asséché le sol autour d’elle, de sorte que Tityre eut un sol ferme où poser ses pieds, reposer sa tète et fortifier l’ouvrage de ses mains.
Quand cette plante eut atteint la hauteur de Tityre, Tityre put goûter quelque joie à dormir étendu dans son ombre. Or cet arbuste étant un chêne devait énormément grandir; tellement que bientôt l’ouvrage des mains de Tityre ne suffit plus pour sarcler et biner la terre autour du chêne, pour arroser le chêne, l’émon-der, l’astiquer, l’épiler, l'écheniller, et pour assurer en la bonne saison la récolte de ses fruits à la fois nombreux et divers. Il s’adjoignit donc un sarcleur, un bineur, un arroseur, un émondeur, un astiqueur, un épilcur, un échenilleur et quelques garçons fruitiers. Et comme chacun devait s'en tenir strictement à sa personnalité, il y avait quelque chance pour que la besogne de chacun fût bien faite.
Pour régler les paiements de chacun, Tityre eut besoin d’un comptable, qui partagea bientôt avec un caissier le souci de la fortune de Tityre; celle-ci croissait comme le chêne.
Quelques conflits s’étant élevés entre l’astiqueur et l’épileur au sujet des limites répartitives de leurs pouvoirs, Tityre comprit la nécessité d’un arbitre, qui se flanqua de deux avocats pour et contre; Tityre prit un secrétaire pour consigner leurs jugements, et comme on ne les consignait que pour qu’ils pussent documenter l’avenir, il y eut un garde des arrêts. Du sol cependant les maisons peu à peu s’élevèrent; et il fallut une police des rues, des gardes contre leur licence. Tityre, surchargé d’occupations,commença de tomber malade; il fit venir un médecin qui conseilla de prendre femme — et comme au milieu de tant de gens Tityre ne pouvait suffire, il fut forcé de se choisir un adjoint, ce qui fit qu’on le nomma maire. Dès lors il ne lui resta que trop peu d’heures de loisir où pouvoir pêcher à la ligne, des fenêtres de sa maison qui continuaient d’ouvrir continuellement sur les marais.
Alors Tityre institua des jours de fête pour que son peuple pût s’amuser; mais comme les amusements coûtaient cher et qu’aucun d’eux n’avait beaucoup d’argent, pour pouvoir leur en prêtera tous, Tityre commença par en prélever sur chacun.
Or le chêne, au milieu de la plaine (car malgré la ville, malgré l’effort de tant d’hommes, ce n’avait jamais pu cesser d’être la plaine), ce chêne, dis-je, au milieu de la plaine, n’avait aucune peine à être placé de sorte que l’un de ses côtés était à l’ombre, l’autre au soleil. Sous ce chêne donc, du côté de l’ombre, Tityre rendait la justice; du côté du soleil, il faisait ses besoins naturels.
Et Tityre était heureux, car il sentait sa vie utile aux autres, excessivement occupée.
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L’effort de l’homme est cultivable. L’activité de Tityre, encouragée, semblait s’accroître; son ingéniosité naturelle lui proposant d'autres emplois, on le vit travailler à meubler, tapisser et aménager sa demeure. On admira l’appropriation des tentures et la commodité de chaque objet. Industrieux, il excellaitdans l’empirisme; il fit même pour accrocher ses éponges au mur une petite patère accrostiche, qu’au bout de quatre jours il ne trouva plus commode du tout.
Et Tityre, à côté de sa chambre, fit bâtir une chambre pour les intérêts de la nation; les deux chambres avaient même entrée, pour tâcher d’indiquer que les intérêts étaient les mêmes; mais, à cause de l’entrée commune qui donnait même air aux deux pièces, les deux cheminées ne pouvaient tirer ensemble, et, par les temps froids, quand on faisait du feu dans l’une, on faisait de la fumée dans l’autre. Les jours où il voulait faire du feu, Tityre prit donc l’habitude d’ouvrir sa fenêtre. ,
Comme Tityrô protcg-eait tout et travaillait à la propagation des espèces, un temps vint que les limaees se promenèren t I dans les allées de son jardin en si grande abondance que, de peur d’en écraser une, il ne savait où poser pied, et finit par se résigner à moins sortir.
Il fit venir une bibliothèque circulante, avec une loueuse de livres, chez qui il prit un abonnement. Et comme elle s’appelait Ang-èle il prit coutume d’aller tous les trois jours passer chez elle ses soirées. C’est ainsi que Tityre apprit la métaphysique, l’alg-èbre et la théodicée. Tityre et Ang-èle commencèrent de cultiver ensemble avec succès différents beaux- | arts d’agrément, et Ang-èle ayant mani- î festé des g-oûts particuliers pour la musique, ils louèrent un piano à queue, sur lequel Angèle exécutait les petits airs qu’entre temps il faisait pour elle.
Tityre disait à Angèle: Tant d’occupations me tueront; je n’en puis plus; je sens l’usure; ces solidarités activent mes scrupules; s’ils augmentent, je diminue. Que faire?
— Si nous partions? lui dit Angèle.
— Je ne peux pas, moi: j’ai mon chêne.
— Si vous le laissiez, dit Angèle.
— Laisser mon chêne! y pensez-vous?
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