J’ai tu jusqu’à présent mon histoire; d’ailleurs jusqu’à présent je ne la comprenais pas bien. Et si je me décide à vous en parler, maintenant, c’est que, grâce à mon aigle, elle m’apparaît maintenant merveilleuse.
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— Messieurs, je vous l’ai dit, je n’ai pas toujours vu mon aigle. Avant lui j’étais inconscient et beau, heureux et nu sans le savoir. Jours charmants! Sur les flancs ruisselants du Caucase,heureuse et nue aussi la lascive Asia m’embrassait. Ensemble nous roulions dans les vallées; nous sentions l’air chanter, l’eau rire, les plus simples fleurs embaumer. Souvent nous nous couchions sous les larges ramures, parmi des fleurs où les essaims murmurants se frôlaient. Asia m’épousait, pleine de rires; puis doucement les bruissements d’essaims, de feuillages où celui des ruisseaux nombreux se fondait, nous invitaient au plus doux des sommeils. Autour de nous tout permettait, tout protégeait notre inhumaine solitude, — soudain, un jour Asia me dit: Tu devrais t’occuper des hommes.
Il me fallut d’abord les chercher.
Je voulus bien m’occuper d’eux; mais c’était en avoir pitié.
Ils étaient très peu éclairés; j’inventai pour eux quelques feux; et dès lors commença mon aigle. C’est depuis ce jour que je m’aperçois que je suis nu.
A ces mots des applaudissements partirent de divers points de la salle. Brusquement Prométhée éclata en sanglots. L’aigle battit des ailes, roucoula. D’un geste atroce Prométhée ouvrit son gilet et tendit son foie douloureux à l'oiseau. Les applaudissements redoublèrent. Puis l’aigle fit en pirouettant trois fois le tour de Prométhée; celui-ci but une gorgée d’eau, se reprit et continua son discours en ces termes:
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—Messieurs,ma modestie l’emportait: exeusez-moi; e’est la première fois que je parle en publie. Mais à présent l’emporte ma franchise: Messieurs, je me suis occupé des hommes beaucoup plus que je ne le disais. Messieurs, j’ai beaucoup fait pour les hommes. Messieurs, j’ai passionnément, éperdument et déplo-rablement aimé les hommes. — Et j’ai tant fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mèmes; car auparavant qu’étaient-ils?— Us étaient, mais n’avaient pas conscience d’être. — Comme lin feu pour les éclairer, cette conscience, Messieurs, de tout mon amour pour eux je la fis. — La première conscience qu’ils eurent, ce fut celle de leur beauté. C’est ce qui permit la propagation de l’espèce. L'homme se prolongea dans sa postérité. La beauté des premiers se redit, égale, indifférente, et sans histoire. Cela aurait pu durer longtemps. — Soucieux alors, portant en moi déjà sans le savoir l’œuf de mon aigle, je voulus plus ou mieux. Cette propagation, cette prolongation morcelée me parut indiquer chez eux une attente — tandis qu’en vérité mon aigle seulement attendait. Moi je ne savais pas; cette attente je la croyais en l’hom-mo; cette attente je la plaçais dans l’homme. D’ailleurs, ayant fait l’homme à mon image, je comprends à présent qu’en chaque homme quelque chose d’inéclos attendait; en chacun d’eux était l’œuf d’aigle... Et puis je ne sais pas; je ne peux expliquer cela. — Ce que je sais, c'est que, non satisfait de leur donner la conscience de leur être, je voulus leur donner aussi raison d’être. Je leur donnai le feu, la flamme et tous les arts dont une flamme est l’aliment. Echauffant leurs esprits, en eux je fis éclore la dévorante croyance au progrès. Et je me réjouissais étrangement que la santé de l’homme s’usât à la produire. — Non plus croyance au bien, mais malade espérance du mieux. La croyance au progrès, Messieurs, c’élail leur aigle. Noire aigle est notre raison d’être, Messieurs.
Le bonheur de l’homme décrût, décrût, el ce me fut égal: l’aigle était né, Messieurs I je n’aimais plus les hommes, c’était ce qui vivait d’eux que j’aimais. C’en était fait pour moi d’une humanité sans histoire...l’histoire de l’homme,c’est l’histoire des aigles, Messieurs.
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Ici quelques applaudissements éclatèrent. Prométhée confus s’excusa:
— Messieurs, je mentais: pardonnez-moi: cela n’a pas été si vite: non je n’ai pas toujours aimé les aigles: j’ai préféré l’homme longtemps; son bonheur lésé m’était cher, car, y ayant touché, je m’en croyais devenu responsable, et chaque fois que j’y pensais, au soir, triste comme un remords venait manger mon aigle.
Il était en ce temps maigre et gris, soucieux, morose, il était laid comme un vautour. —Messieurs, voyez-le maintenant, et comprenez pourquoi je parle; pourquoi je vous assemble ici, pourquoi je vous supplie de m’entendre: c’est que j’ai découvert ceci: l’aigle peut devenir très beau. — Or chacun de vous a un aigle; je viens de bien vous l’affirmer. Un aigle? — Hélas! vautour peut-être!... non, non! pas de vautour, Messieurs! — Messieurs, il faut avoir un aigle...
Et maintenant je touche à la grave question: — pourquoi l’aigle?... Ah! pourquoi? — qu’il le dise. Voici le mien, Messieurs; je vous l’apporte... Aigle! répondras-tu, maintenant?...
Anxieux, Prométhée se tournait vers son aigle. L’aigle était immobile et demeura silencieux... Prométhée reprit d’une voix désolée:
— Messieurs, j’ai vainement interrogé mon aigle... Aigle! parle à présent: tous t’écoutent... Qui t’envoie? — Pourquoi m’as-tu choisi? D’où viens-tu? Où vas-tu? Dis: quelle est ta nature?... (L’aigle restait silencieux.) — Non, rien! pas un mot! pas un cri! — Je pensais qu’il allait vous parler, à vous autres; voilà pourquoi je l’amenais... Parlerai-je donc seul, ici? — Tout se tait! tout se tait! — Qu’est-ce à dire?... J’ai vainement interrogé.
Puis se tournant vers l’assemblée:
Oh! j’espérais, Messieurs, que vous alliez aimer mon aigle, que votre amour allait donner nue raison d’être à sa beauté. — Voilà pourquoi je me livrais à lui, le gonflais du sang de mou âme... mais je vois que je suis seul à l’admirer... Oh! ne vous suffit-il pas qu’il soit beau? — ou me contestez-vous sa beauté? Regardez-le du moins... moi je n’ai vécu pour rien d’autre — et maintenant je vous l’apporte: le voici! — Moi, je vivais pour lui — mais lui, pourquoi vit-il! — Aigle! que j’ai nourri de mon sang, de mon âme, que de tout mon amour j ai caressé... (ici les sanglots interrompirent Prométhée) — devrai-je donc quitter la terre sans savoir pourquoi je t’aimais?ni ce que tu feras, ni ce que tu seras, après moi, sur la terre... sur la terre, j’ai vainement... j’ai vainement interrogé...
La phrase s’étranglait dans sa gorge; les larmes empêchaient sa voix de porter.
— Pardonnez-moi, Messieurs — reprit-il, un peu plus calme; — pardonnez-moi de vous dire des choses si graves; mais si j’en savais de plus graves, c’est celles-là que je dirais...
En sueur, Prométhée s’épongea, but une gorgée d’eau, ajouta:
FIN DU DISCOURS DE TROMÉTllÉE
— Ce n’est que jusqu’ici que j’ai préparé...
... A ces mots il se fit un grand remous dans la salle; plusieurs qui s’ennuyaient trop voulaient sortir.
— Messieurs, s'écria Prométhée, —je vous en supplie, demeurez; ce ne sera plus très long-; mais le plus important reste à dire, si je ne vous ai pas encore persuadés... Messieurs! — de grâce... Allons! vite: quelques fusées; et je garde les plus riches pour la fin...
— Messieurs! rasseyez-vous, par pitié; regardez: croyez-vous que j’économise: j’en allume G à la fois. — D’ailleurs, garçon, faites fermer les portes.
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