— Mais comment saviez-vous mon nom, dit Damoclès, qui voulait prendre mal l’aventure.
— Fortuitement — dit doucement Codés; — d’ailleurs cela n’a pas grande importance en cette histoire. La mienne est plus curieuse encore que la vôtre; souffrez que je la dise en quelques mots:
Je n’ai pas grandes relations sur la terre; et même, avant ce que je vais vous raconter, je ne m’en savais pas encore. Je ne sais qui m’a mis au monde et j’ai longtemps cherché quelque raison de continuer à ma vie. Je suis descendu dans la rue, quêtant une détermination du dehors. Je pensais que d’un premier apport devait dépendre ma destinée; car je ne me suis point fait moi-même, trop naturellement bon pour cela. Un premier acte, je le savais, allait me motiver l’existence. Naturellement bon, je l’ai dit, cet acte fut de ramassera terre un mouchoir. Celui qui le laissait tomber n’avait pu s’écarter que de trois pas encore; moi, courant après lui, le lui remis. II le prit sans paraître surpris; non — la surprise fut la mienne quand je le vis me tendre une enveloppe, celle-là même que voici. — Veuillez, dit-il en souriant, écrire ci-dessus une adresse. — Laquelle? dis-je. — Celle, reprit-il, de quelqu’un. — Ce disant il approcha de moi tout ce qu’il fallait pour écrire. — Mon désir n’étant point de me soustraire à une motivation extérieure, je me soumis. Mais, je vous l’ai bien dit, je n’ai pas grandes relations sur la terre. Le nom que j’inscrivis, et qui vint je ne sais comment dans ma tête, était pour moi celui d’un inconnu. Puis ceci fait je saluai,me croyant quitte, et j’allais m’écarter enfin, lorsque je reçus sur la joue un épouvantable soufflet.
L’étonnement qu’il me causa ne me laissa point voir ce que devenait mon gifleur. Quand je revins à moi,j’étais entouré d’une foule. Tous parlaient. Certains s’étant saisis de moi me voulaient emporter jusqu’à la pharmacie voisine. Je ne pus m’arracher de leurs soins qu’en affirmant que je n’avais aucun mal, bien que mon nez saignât et que je souffrisse cruellement de la mâchoire.
La tuméfaction de ma joue me retint huit jours à la chambre. Je les passai à méditer:
Pourquoi m’a-t-il donné cette gifle?
Sans doute ce sera par erreur. Pourquoi m’en voudrait-il? Je n'ai fait de mal à personne; personne ne m’en peut souhaiter; le mal est quelque chose qu’on rend.
Et si ce n’est pas par erreur — pensai-je, car pour la première fois je pensais. Si ce soufflet m’était bien destiné! D’ailleurs j’ajoutais: Eh! qu’importe! par erreur ou non je l’ai reçu, ce soufflet, et... et le rendrai-je? — Je vous l’ai dit, j’ai le naturel bon; et puis une chose me gêne: celui qui m’a giflé ôtait plus fort que moi.
Quand ma joue fut calmée et que je pus enfin sortir, je recherchai bien mon gifleur; oui, mais ce fut pour l’éviter. D’ailleurs je ne le rencontrai point, et si je l’évitai, ce fut sans le savoir.
Mais -- et ce disant il s’inclinait vers Prométhée. Voyez comme aujourd’hui tout s’enchaîne, tout se complique au lieu de s’expliquer: — J’apprends que, crrâee à mon soufflet, Monsieur a rem cinq cents francs...
— Ah! mais permettez! dit Damoclès.
— Je suis Coclès, Monsieur, dit-il saluant Damoclès; — Coclès! et je vous dis mon nom, Damocle, certain que vous serez heureux de savoir à qui vous devez votre aubaine.....
— Mais...
— Oui — Je sais: ne disons pas: à qui; disons: à la souffrance de qui... Car sachez et n’oubliez pas que votre gain prenait sur ma misère...
— Mais...
— N’ergotez pas, je vous en prie. Entre votre gain et ma peine il y a une relation; je ne sais pas laquelle, — mais il y a une relation...
— Mais, Monsieur...
— Ne m’appelez pas Monsieur.
— Mais, cher Coclès.
— Dites-moi: Code — simplement...
— Mais encore une fois, mon bon Code...
— Non,Monsieur—non,Damocle— et vous aurez beau dire,car je porte à la joue la marque du soufflet encore... c’est une cicatriceque je vaisaussitôtvous montrer.
— La conversation devenait désagréablement personnelle. C’est ici que le tact du garçon se fit jour.
Table des matières
Par une habile manœuvre, — simplement en renversant une assiette pleine sur Prométhée, il détourna vers celui-ci l’attention brusque des deux autres. Prométhée ne put retenir une exclamation, et sa voix après celle des autres parut aussitôt si profonde que l’on comprit que jusqu’alors il s’était tu.
L’irritation de Damoelès et de Codés
— Mais vous ne dites rien — s'écrièrent-ils...
— O Messieurs, ce que je pourrais dire a si peu de rapport... Je ne vois même pas comment... Et même, plus j’y songe... Non vraiment je ne saurais rien dire. Vous avez chacun votre histoire; je n’cn ai pas. Excusez-moi. Croyez que c’est avec un intérêt sans mélange que j’entends raconter à chacun de vous une aventure que je voudrais... pouvoir... Mais je ne peux même pas aisément m’exprimer. Non vraiment il faut que vous veuilliez bien m’excuser,clicrs Messieurs: je ne suis à Paris que depuis à peine deux heures. Rien encore n’a pu m’advenir — que votre inappréciable rencontre, qui me fait sentir bien ce que peut devenir une conversation parisienne, lorsque des gens d’esprit la...
— Mais, avant de venir ici, dit Coclès.
— Vous étiez quelque part, ajouta Damoclès.
— Oui, je l’avoue, dit Prométhée... mais, encore une fois, cela u'a aucune espèce de rapport...
— N’importe, dit Coclès, nous sommes venus ici pour causer. Tousdeux, Damo-cle et moi, avons déjà sorti notre provende; vous seul n’apportez rien; vous écoutez; ce n’est pas juste. Il est temps de parler, Monsieur...
Le garçon sentit de tout son tact qu’il était temps de présenter, et, glissant le nom comme pour compléter l’autre phrase:
— Prométhée — dit-il simplement.
— Prométhée, reprit Damoelès. — Excusez-moi, Monsieur, mais il me semble que ce nom, déjà...
— O! interrompit aussitôt Prométhée, cela n’a aucune espèce d’importance.
— Mais, si rien n’en a, s’impatientèrent les deux autres, pourquoi êtes-vous venu ici, cher Monsieur... Monsieur...?
— Prométhée, redit Prométhée simplement.
— Cher monsieur Prométhée — car enfin, je l’ai fait remarquer tout à l'heure, continua Codés, ce restaurant invite à la parole, et d’ailleurs, rien ue me fera croire que le nom bizarre que vous portez soit la seule chose qui vous distingue; si vous n’avez rien fait, vous allez faire; qu’ètes-vous capable de faire? montrez votre trait distinctif: qu’avez vous que n’a personne autre? Pourquoi vous appelle-t-on Pro-méthée?
Sous ce flot de questions, Prométhée noyé baissa la tête, et doucement et sur un ton plus grave encore il dut répondre, et presque très confusément:
— Ce que j’ai, Messieurs? — Ce que j’ai, moi — ah! c’est un aigle.
— Un quoi?
— Un aigle — ou vautour peut-être... on hésite.
— Un ai" le! Elle est bien bonne! — un aigle... où donc?
— Vous tenez donc bien à le voir, dit Prométhée.
— Oui, dirent-ils, si cela n’est pas indiscret.
Alors, oubliant trop les lieux, Prométhée brusquement dressé fit un grand cri, un cri d’appel vers son grand aigle.
Et il se passa cette chose stupéfiante:
Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n’est, vu de prés, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard — fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s'abat, crevant l’œil de Codés d’un coup d’aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s’abat sur le liane droit de Prométhée.
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