A. G.
Au mois de mai 189..., deux heures après-midi, on vit ceci qui put paraître étrange:
Sur le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra, un monsieur gras, entre deux âges, et que rien ne signalait d’ailleurs que sa peu commune corpulence, fut abordé par un monsieur maigre, qui souriant, et sans songer à mal, croyons-nous, remit au premier un mouchoir que celui-ci venait délaisser tomber. Le monsieur corpulent remercia sans phrases et allait continuer sa route quand, se ravisant, il se pencha vers le maigre et dut lui demander un renseignement, que celui-ci dut lui donner, car sortant aussitôt de sa poche une encre portative et des plumes le monsieur gras les tendit sans plus de façons au monsieur maigre, ainsi qu’une enveloppe qu’il tenait jusqu’alors ù la main. Et ceux qui passaient purent voir l’homme maigre j écrire aussitôt une adresse. — Mais ici commence l’é-trangeté de l’histoire, qu’aucun journal pourtant ne consigna: le monsieur maigre, après avoir rendu la plume et l’enveloppe, n’avait pas eu le temps de sourire un adieu, que le monsieur gras,en guise de remercîment, lui colla brusquement sa main sur la joue; puis sauta dans uq fiacre et disparut, avant qu'aucun des spectateurs attirés (j’en étais), revenu de sa surprise, n’ait eu l’idée de l’arrêter.
J’ai su depuis que c’était Zeus, le banquier.
Le monsieur maigre, visiblement gôné paiTattentionquelui prodiguaitle public, affirmait qu’il avait à peine senti la gifle, bien que le sang sortît de ses narines et de sa lèvre déchirée. Il suppliait qu’on voulût bien le laisser tranquille, et devant son insistance' les promeneurs finirent par s’écarter. Le lecteur nous permettra donc de ne pas nous occuper plus, à présent, de quelqu’un qu’il reverra suffisamment dans la suite.
CHRONIQUE DE LA MORALITÉ PRIVÉE
Table des matières
Table des matières
Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’v en a pas, mais à ce propos une anecdote:
Quand, du haut du Caucase, Promé-thée eut bien éprouvé que les chaînes, tenons, camisoles, parapetset antres scrupules, somme toute, l’ankylosaicnt, pour changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre et cinq heures d’automne, descendit le boulevard qui mène de la Madeleine à l'Opéra.
Diverses célébrités parisiennes passèrent à l’envi devant ses yeux. Où vont-ils? se demandait Prométhée, et s’attablant à un café devant un bock il demanda: « Garçon? où vont-ils? »
HISTOIRE DU GARÇON ET DIT MIGLIONNAIRE
— Si Monsieur les voyait repasser comme moi tous les jours, dit le garçon, il pourrait tout aussi bien demander d’où ils viennent. Ça doit être tout un puisqu’ils repassent tous les jours. Je nie dis: puisqu’ils repassent c’est qu’ils u’ont pas trouvé. J’attends maintenant que Monsieur me demande: Que cherchent-ils, parce que Monsieur va voir ce que je vais lui répondre.
Alors Prométhéc demanda: Ouc cherchent-ils?
Le garçon reprit: Puisqu’ils n’y restent pas, ça n’est donc pas le bonheur. Monsieur me croira s’il veut, et, s’approchant, il dit plus bas: Ce qu’ils cherchent, c’est leur personnalité; — Monsieur n’est pas d’ici?...
— Non, dit Prométhée.
— Au reste, ça sc voit, dit le garçon; oui: personnalité; ce que nous appelons ici, idiosyncrasie: Ainsi moi (un exemple), tel que vous me voyez,vous jureriez que jesuisgarçon de café!Eh bien! Monsieur, non I c’est par goût; vous me croirez si vous voulez: j’ai une vie intime: j’observe. Les personnalités, il n’y a que cela d’intéressant; et puis les relations entre personnalités. C’est très bien arrangé, ici, le restaurant; par tables de trois; je vous expliquerai le maniement tout à l’heure. Vous allez bientôt dîner, n’est-ce pas? on vous présentera...
Prométhée était un peu fatigué. Le garçon reprit: Des tables de trois, oui, c’est ce que j’ai trouvé de plus commode: trois messieurs arrivent; on les présente (quand ils le demandent, naturellement) parce qu’à mon restaurant, avant de dîner on doit dire sou nom; et puis ce qu’on fait; tant pis si on se trompe. Alors on s’assied; ( pas moi; ) on cause (pas moi non plus) — mais je mets en relation; j’écoute; je scrute; je dirige la conversation. A la fin du dîner je connais trois êtres intimes, trois personnalités! Eux, pas. Moi, vous comprenez, j’écoute, je relate; eux subissent la relation. — Vous me demanderez: qu’est-ce que tout cela me rapporte? — O! rien du tout. Mon goût à moi, c’est de créer des relations... Olpas pour moi... c’est là comme qui dirait une actionabsolument gratuite.
Prométhée paraissait un peu fatigué. Le garçon reprit: Une action gratuite! ça ne vous dit rien, à vous? — Moi ça me paraît extraordinaire. J’ai longtemps pensé que c’était là ce qui distinguait l’homme des animaux — une action gra-tait.eJ appelais l’homme: l’animal capable d’un action gratuite; — et puis après j’ai pensé le contraire; que c était le seul être incapable d’agir gratuitement; — gratuitement! songez donc; sans raison — oui, je vous entends — mettons: sans motif; incapable! alors ça a commencé à m’embêter.Je médisais: pourquoi fait-il ci? pourquoi fait-il ça?... (ja n’est pas pourtant que je sois déterministe...mais, à ce propos, une anecdote:
J’ai un ami, Monsieur, vous ne le croiriez pas, qui est Millionnaire. II est intelligent aussi. II s’est dit: une action gratuite? comment faire? Et comprenez qu’il ne faut pas entendre là une action qui ne rapporte rien, car sans cela... Non, mais gratuit: un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous? intérêt, passion, rien. L’acte désintéressé; lié de lui; l’acte aussi sans but; donc sans maître; l’acte libre; l’Acteautoch-tone!
— Hein? fît Prométhée.
— Suivez-moi bien, dit le garçon. Mon ami descend, le matin, avec, sur lui, un billet de 5oo francs dans une enveloppe et une gifle prête dans sa main.
Il s’agit de trouver quelqu’un sans le choisir. Donc, dans la rue, il laisse tomber son mouchoir, et, à celui qui le ramasse (débonnaire puisqu’il a ramassé), le Miglionnaire:
— Pardon, Monsieur, vous ne connaîtriez pas quelqu’un?
L’autre: — Si plusieurs.
Le Millionnaire: — Alors, Monsieur, vous aurez je pense l'obligeance d’écrire son nom sur cette enveloppe; voici une table, des plumes, du crayon...
L’autre écrit comme un débonnaire, puis: —Maintenant m’expliquerez-vous, Monsieur...?
Le Miglionnaire répond: — C’est par principe; puis (j’ai oublié de dire qu’il est très fort) lui colle sur la joue le soufflet qu’il avait en main; puis lièle un fiacre et disparaît.
Comprenez-vous? deux actions gratuites d’un seul coup! ce billet de 5oo francs à une adresse pas choisie par lui, et une gifle à quelqu’un qui s'est choisi toulseul, pour lui ramasser son mouchoir.
— Non! mais est-ce assez gratuit?
Et la relation? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation; car, parce (jue l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici: réversible: un qui a reçu 5oo francs pour un soufflet, l’autre qui a reçu un soufflet pour 5oo francs... et puis on ne sait plus... on s’y perd — Songez-donc! une action gratuite! il n’y a rien de plus démoralisant. — Mais Monsieur commence à avoir faim; je demande pardon à Monsieur; on se laisse aller à causer... Monsieur va bien vouloir me dire son nom, — pour présenter...
— Prométhée, dit Prométhée simplement.
— Prométhée! Je disais bien que Monsieur ne devait pas être d’ici... et Monsieur fait?
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