— Ton foie.
— Tiens; mange.
Le lendemain l’aigle avait huit plumes de plus; et quelques jours après il devan-çaitl’aurore. Prométhée, lui, maigrissait.
— Parle-moi du dehors, lui disait Prométhée, que deviennent les autres?
— O! maintenant je plane, répondait l’aigle; je ne sais plus rien que le ciel et que toi.
Ses ailes lentement s’étaient accrues.
— Bel oiseau, que racontes-tu ce matin?
— J’ai promené ma faim dans l’atmosphère.
— Aigle! fu ne seras jamais moins cruel?
— Non! Mais je peux devenir très beau.
Prométhée, s'éprenant de la beauté future de son aigle, lui donnait chaque jour plus à manger.
Un soir, l’aig-le ne partit pas.
Le lendemain non plus.
Il occupaitdeses morsuresleprisonnier qui l’occupait de ses caresses, qui maigrissait et s’épuisait d’amour, tout le jour caressantses plumes,sommeillant la nuit sous son aile et le repaissant à loisir. — L’aigle ne bougeait plus ni la nuit ni le jour.
— Doux aigle! qui l’eût cru?
— Que quoi?
— Quenos amours seraient charmantes.
— Ah! Prométhée...
— Tu le sais, dis,toi,mon doux aigle! pourquoi suis-je ici enfermé?
— Que t’importe? Ne suis-je donc pas avec toi?
— Oui; peu m’importe! Au moins es-tu content de moi, bel aigle?
— Oui, si tu me trouves très beau.
Table des matières
Le printemps vint; autour des barreaux de la tour, d’embaumées glycines fleurirent.
— Un jour nous partirons, dit l’aigle.
— Vrai? s’écria Prométhée.
— Car je suis devenu très fort; toi, maigre; et je puis t’emporter.
— Aigle, mon aigle... emporte-moi.
Et l’aigle enleva Prométhée.
CHAPITRE POUR FAIRE ATTENDRE LE SUIVANT
Ce soir-là Code et Damode se rencontrèrent. lis causèrent; mais certainement une gêne était entre eux.
— Que voulez-vous? disait Coclès, nos points de vue sont opposés.
— Croyez-vous? répondait Damocle. Je ne demande qu’à nous entendre.
— Vous dites cela, mais vous n’entendez que vous seul.
— Et vous, vous ne m’écoutez même pas.
— Je sais tout ce que vous allez dire.
— Dites-le donc, si vous le savez.
— Vous prétendez le savoir mieux que moi.
— Hélas! Coclès, vous vous fâchez; — mais, pour l’amour du ciel, dites: que dois-je faire?
— Ah! rien de plus pour moi, je vous en prie; vous m’avez fait un œil de verre...
— De verre, faute de mieux, mon Coclès.
— Oui — après m’avoir éborgné.
— Mais ce n’est pas moi, cher Coclès.
— C’était bien le moins; et d'ailleurs vous aviez de quoi le payer — grâce à ma g-ifle.
— Coclès! oublions le passé!...
— Certes! il vous plaît de l’oublier.
— Ce n’est pas là ce que je veux vous dire.
— Mais que voulez-vous dire alors? Allons, parlez!
— Vous ne m’écoutez pas.
— C’est que je sais ce que vous allez dire!...
La discussion, faute d’aliment neuf, allait prendre une fâcheuse allure lorsque tous deux brusquement furent heurtés par une affiche ambulante. On y lisait:
CE SOIR A 8 HEURES
DANS LA
SALLE DES NOUVELLES LUNES PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ
PARLERA DE
SON
AIGLE
A 8 heures 1)2 l’Aigle présenté Jera quelques tours.
A 9 heures une quête sera faite par le garçon en faveur de l’asile de Coclès.
Il faut voir cela, dit Coclès.
J’y vais avec vous, dit Damoclès.
Table des matières
Dans la salle des Nouvelles Lunes, à 8 heures précises, la foule entra.
Codés s'assit au centre gauche; Damo-clès au centre droite; le reste du public au milieu.
— Un tonnerre d’applaudissements salua l’entrée de Prométhée; il gravit les degrés de l’estrade, posa son aigle à côté de lui, se reprit. Dans la salle un frémissant silence...
— Messieurs, commença Prométhée, n’ayant point la prétention, hélas! de vous intéresser par ce que je vais dire, j’ai eu soin d’amener cet aigle avec moi. Après chaque passage ennuyeux de mon discours, il voudra bien nous faire quelques tours. J’ai aussi sur moi des photographies obscènes et des fusées volantes; aux moments les plus graves de mon discours j’aurai soin de distraire avec elles le public. J’ose donc espérer, Messieurs, quelque attention.
A chaque nouveau point du discours, j’aurai l’honneur, Messieurs, de vous faire assister à un repas de l’aigle, — car, Messieurs, mon discours a trois points; je n’ai pas cru devoir repousser cette forme qui plaît à mon esprit classique. — Et ceci pouvant servir d’exorde, je dirai maintenant, d’avance et sans fard, les deux premiers points du discours:
Premier point: Il faut avoir un aigle.
Deuxième point: D’ailleurs, nous en avons tous un.
Craignant que vous m’accusiez de parti pris, Messieurs; craignant aussi de nuire à la liberté de ma pensée, je n’ai préparé mon discours que jusque-là; le troisième point découlera naturellement (les deux autres; j'y laisse à la passion tout son jeu. — En guise de conclusion, l'aigle. Messieurs, fera la quête.
— Bravo! Bravo! cria Coclès.
Prométhée but une gorgée d’eau. L’aigle fit, en pirouettant, trois fois le tour de Prométhée, puis salua. Prométhée regarda dans la salle, sourit à Damoelès, à Coclès, et comme aucun signe d'ennui ne se montrait encore, il remit à plus tard les fusées et reprit:
Table des matières
— Quelque habileté rhétorique que j’y mette, je ne saurai, Messieurs, devant vos esprits clairvoyants, escamoter la fatale pétition de principes qui m’attend au début de mon discours.
Messieurs, nous aurons beau faire chacun, nous n’échapperons pas à la pétition de principes. Or, qu’est-ce qu’une pétition de principes? Messieurs, j’ose le dire: toute pétition de principes est une affirmation de tempérament; car, où les principes manquent, là s’affirme le tempérament.
Quand je déclare: Il faut avoir un aigle, vous pourrez tous vous écrier: Pourquoi? — Or, que voulez-vous que je réponde qui ne puisse se ramener à cette formule où s'affirme mon tempérament: Je n’aime pas les hommes; j’aime ce qui les dévore.
Le tempérament, Messieurs, est ce qui se doit affirmer. Nouvelle pétition de principes, direz-vous. Mais je viens de démontrer que toute pétition de principes est une affirmation de tempérament; et comme je dis qu’il faut affirmer son tempérament (car il importe), je répète: je n’aime pas l’homme; j’aime ce qui le dévore. — Or qui dévore l’homme? — Son aigle. Donc, Messieurs, il faut avoir un aigle. Je pense que voilà qui est suffisamment démontré.
... Hélas! je vois, Messieurs, que je vous ennuie; certains bâillent. Je pourrais, il est vrai, placer ici quelques plaisanteries; mais vous les sentiriez factices; j’ai l’esprit irrémédiablement sérieux. — Je préfère laisser circuler quelques photographies libertines; elles feront tenir tranquilles ceux que mes paroles ennuient; ce qui me permettra de continuer.
Prométhée but une g’org'ée d’eau. L'aigle fit en pirouettant trois fois le tour de Prométhée, puis salua.Prométhée reprit:
SUITE DU DISCOURS DE PROMETHEE
— Messieurs, je n’ai pas toujours connu mon aigle. C’est là ce qui me fait induire, par un raisonnement qui porte un nom particulier dont je neme souviens plus, dans la logique, que je n’étudie d’ailleurs que depuis huit jours, — ce qui me fait induire, disais-je, bien que le seul aigle ici présent soit le mien, que, Messieurs, un aigle, vous en avez tous un.
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