Et de même à dîner, mistress Gummidge était toujours servie immédiatement après moi, à qui on donnait la préférence comme à un personnage de distinction. Le poisson était mince et maigre, et les pommes de terre étaient légèrement brûlées. Nous avouâmes tous que c’était pour nous un petit désappointement, mais mistress Gummidge fondit en larmes et déclara avec une grande amertume qu’elle le sentait plus qu’aucun de nous.
Quand M. Peggotty rentra, vers neuf heures, l’infortunée mistress Gummidge tricotait dans son coin de l’air le plus misérable. Peggotty travaillait gaiement. Ham raccommodait une paire de grandes bottes. Moi, je lisais tout haut, la petite Émilie à côté de moi. Mistress Gummidge avait poussé un soupir de désolation, et n’avait pas, depuis le thé, levé une seule fois les yeux sur nous.
« Eh bien, les amis, dit M. Peggotty en prenant une chaise, comment ça va-t-il ? »
Nous lui adressâmes tous un mot de bienvenue, excepté mistress Gummidge qui hocha tristement la tête sur son tricot.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? dit M. Peggotty tout en frappant des mains. Courage, vieille mère » (M. Peggotty voulait dire, vieille fille).
Mistress Gummidge n’avait pas la force de reprendre courage. Elle tira un vieux mouchoir de soie noire et s’essuya les yeux, mais au lieu de le remettre dans sa poche, elle le garda à la main, s’essuya de nouveau les yeux et le garda encore, tout prêt pour une autre occasion.
« Qu’est-ce qui cloche, ma bonne femme ? dit M. Peggotty.
– Rien, répondit mistress Gummidge. Vous revenez du Bon vivant , Dan ?
– Mais oui, j’ai fait ce soir une petite visite au Bon vivant , dit M. Peggotty.
– Je suis fâchée que ce soit moi qui vous force à aller là, dit mistress Gummidge.
– Me forcer ! mais je n’ai pas besoin qu’on m’y force, repartit M. Peggotty avec le rire le plus franc ; je n’y suis que trop disposé.
– Très-disposé, dit mistress Gummidge en secouant la tête et en s’essuyant les yeux. Oui, oui, très-disposé ; je suis fâchée que ce soit à cause de moi que vous y soyez si disposé.
– À cause de vous ? Ce n’est pas à cause de vous ! dit M. Peggotty. N’allez pas croire ça.
– Si, si, s’écria mistress Gummidge, je sais que je suis… je sais que je suis une pauvre créature perdue sans ressources, que non-seulement tout me contrarie, mais que je contrarie tout le monde. Oui, oui, je sens plus que d’autres et je le montre davantage. C’est mon malheur. »
Je ne pouvais m’empêcher, tout en écoutant ce discours, de me dire que son malheur se faisait bien sentir aussi à quelques autres membres de la famille. Mais M. Peggotty se garda bien de faire cette réflexion, et se borna à prier mistress Gummidge de reprendre courage.
« J’aimerais mieux être je ne sais pas quoi, dit mistress Gummidge. Certainement je me connais bien : ce sont mes peines qui m’ont aigrie. Je les sens toujours, et alors elles me contrarient. Je voudrais ne pas les sentir, mais je les sens. Je voudrais avoir le cœur plus dur, mais je ne l’ai pas. Je rends cette maison misérable, je ne m’en étonne pas. Je n’ai fait que tourmenter votre sœur tout le jour et M. Davy aussi. »
Ici l’attendrissement me gagna et je m’écriai dans mon trouble :
« Non, mistress Gummidge, vous ne m’avez pas tourmenté.
– Je sais bien que c’est mal à moi, dit mistress Gummidge. C’est mal reconnaître tout ce qu’on a fait pour moi. Je ferais mieux d’aller mourir à l’hospice. Je suis une pauvre créature perdue sans ressources, et il vaut mieux que je ne reste pas ici à faire aller tout de travers. Si les choses vont tout de travers avec moi et que j’aille moi-même tout de travers, il vaut mieux que j’aille tout de travers dans l’hospice de la paroisse. Dan, laissez-moi y aller mourir, pour vous débarrasser de moi ! »
À ces mots mistress Gummidge se retira, et alla se coucher. Quand elle fut partie, M. Peggotty, qui jusque-là lui avait manifesté la plus profonde sympathie, se tourna vers nous, le visage encore tout empreint de ce sentiment, et nous dit à voix basse :
« Elle a pensé à l’ancien. »
Je ne comprenais pas bien sur quel ancien on supposait qu’avait pu méditer mistress Gummidge, mais Peggotty m’expliqua, tout en m’aidant à me coucher, que c’était feu M. Gummidge, et que son frère avait toujours cette explication toute prête dans de telles occasions, explication qui lui causait alors une grande émotion. Je l’entendis répéter à Ham, plusieurs fois, du hamac où il était couché :
« Pauvre femme ! c’est qu’elle pensait à l’ancien ! »
Et toutes les fois que, durant mon séjour, mistress Gummidge se laissa aller à sa mélancolie (ce qui arriva assez fréquemment) il répéta la même chose pour excuser son abattement, et toujours avec la plus tendre commisération.
Quinze jours se passèrent ainsi, sans autre variété que le changement des marées qui faisait sortir ou rentrer M. Peggotty à d’autres heures, et qui apportait aussi quelque variété dans les occupations de Ham. Quand ce dernier n’avait rien à faire, il se promenait quelquefois avec nous pour nous montrer les vaisseaux et les barques. Une ou deux fois, il nous fit faire une excursion en bateau. Je ne sais pourquoi il y a des impressions qui s’associent plus particulièrement à un lieu qu’à un autre, mais je crois que c’est comme cela pour beaucoup de personnes, surtout pour les souvenirs de leur enfance ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne puis jamais lire ou entendre prononcer le nom de Yarmouth sans me rappeler un certain dimanche matin où nous étions sur la plage : les cloches appelaient les fidèles à l’église : La tête de la petite Émilie reposait sur mon épaule : Ham jetait nonchalamment des cailloux dans la mer, et le soleil, dissipant au loin un épais brouillard, nous faisait entrevoir les vaisseaux à l’horizon.
Enfin le jour de la séparation arriva. Je me sentais le courage de quitter M. Peggotty et mistress Gummidge, mais mon cœur se brisait à la pensée de dire adieu à la petite Émilie. Nous allâmes, en nous donnant le bras, jusqu’à l’auberge où le voiturier descendait, et en chemin je promis de lui écrire (je tins plus tard ma promesse, en lui envoyant une page de caractères plus gros que ceux des affiches ou des annonces des appartements à louer). Au moment de nous quitter, notre émotion fut terrible, et s’il m’est jamais arrivé dans ma vie de sentir se faire dans mon cœur un vide immense, c’est ce jour-là.
Pendant tout le temps de ma visite, j’avais été assez ingrat pour la maison paternelle ; je n’y avais que peu ou point pensé ; mais à peine eus-je repris le chemin de ma demeure, que ma conscience enfantine m’en montra le chemin d’un air de reproche, et plus je me sentis désolé, plus je compris que c’était là mon refuge, et que ma mère était mon amie et ma consolation.
À mesure que nous avancions, ce sentiment s’emparait de moi davantage. Aussi, en reconnaissant sur la route tout ce qui m’était familier et cher, je me sentais transporté du désir d’arriver près de ma mère et de me jeter dans ses bras. Mais Peggotty, au lieu de partager mes transports, cherchait à les calmer (bien que très-tendrement) et elle avait l’air tout embarrassé et mal à son aise.
Blunderstone la Rookery devait cependant, en dépit des efforts de Peggotty, apparaître devant moi, lorsque cela plairait au cheval du voiturier. Je le vis enfin, comme je me le rappelle bien encore, par cette froide matinée, sous un ciel gris qui annonçait la pluie !
La porte s’ouvrit ; moitié riant, moitié pleurant, dans une douce agitation, je levai les yeux pour voir ma mère. Ce n’était pas elle, mais une servante inconnue.
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