Arrivé au coin de la rue qu’il avait prise la veille, il jeta furtivement un regard angoissé dans la direction de la maison... et détourna aussitôt les yeux.
« S’ils m’interrogent j’avouerai peut-être », pensa-t-il, comme il approchait du commissariat.
Le commissariat venait d’être transféré au quatrième étage d’une maison neuve située à deux ou trois cents mètres de chez lui. Le jeune homme s’était rendu une fois à l’ancien local occupé par la police, mais il y avait fort longtemps de cela.
En pénétrant sous la porte cochère, il aperçut à droite un escalier qu’un homme tenant un livret à la main était en train de descendre. « Ce doit être un concierge, c’est par conséquent là que se trouve le commissariat. » Et il monta à tout hasard. Il ne voulait demander aucun renseignement.
« J’entrerai, je me mettrai à genoux, et je raconterai tout »... pensa-t-il en montant au quatrième étage.
L’escalier était droit et raide, tout couvert de détritus. Toutes les cuisines des quatre étages donnaient dessus et leurs portes restaient presque tout le jour grandes ouvertes. Aussi, la chaleur était-elle suffocante. On voyait monter et descendre des concierges, leurs livrets sous le bras, des agents, et toutes sortes d’individus des deux sexes qui avaient affaire au commissariat. La porte du bureau était également ouverte, il entra et s’arrêta dans l’antichambre où attendaient des moujiks. La chaleur y était aussi étouffante que dans l’escalier ; de plus le local fraîchement peint exhalait une odeur qui donnait la nausée.
Après avoir attendu un moment, le jeune homme se décida à passer dans la pièce suivante. Toutes les chambres étaient minuscules et fort basses de plafond. Une terrible impatience le poussait à avancer, sans attendre. Personne ne faisait attention à lui. Dans la seconde pièce travaillaient des scribes à peine mieux vêtus que lui. Tous ces gens avaient l’air étrange ; il s’adressa à l’un d’eux.
« Que veux-tu ? »
Il montra la convocation.
« Vous êtes étudiant ? demanda l’autre après avoir jeté les yeux sur le papier.
– Oui, ancien étudiant. »
Le scribe l’examina, sans aucune curiosité du reste. C’était un homme aux cheveux ébouriffés, au regard vague occupé d’une idée fixe.
« Rien à apprendre de lui, pensa Raskolnikov, tout lui est égal. »
« Adressez-vous au secrétaire », dit le scribe en indiquant la dernière pièce du doigt.
Raskolnikov y entra : cette pièce, la quatrième, était fort étroite et regorgeait de monde. Les gens qui s’y trouvaient étaient un peu plus proprement vêtus que ceux qu’il venait de voir. Il y avait deux dames parmi eux. L’une était en deuil, pauvrement vêtue, assise en face du secrétaire ; elle écrivait quelque chose sous sa dictée. Quant à l’autre, aux formes opulentes, au visage fort rouge, à la toilette très riche, elle portait à son corsage une broche de la grandeur d’une soucoupe. Elle se tenait à l’écart et paraissait attendre quelque chose. Raskolnikov remit son papier au secrétaire ; l’autre y jeta un rapide coup d’œil et dit « attendez » ; puis il continua à s’occuper de la dame en deuil.
Le jeune homme respirait plus librement. « Ce n’est sûrement pas cela », songea-t-il. Il reprenait courage peu à peu.
« La moindre sottise, la moindre imprudence suffirait à me perdre... hum ! Dommage qu’il n’y ait pas d’air ici. On étouffe, la tête me tourne davantage et mon esprit se trouble... »
Il éprouvait un terrible malaise et craignait de ne pouvoir se dominer. Il cherchait à fixer ses pensées sur un sujet indifférent, mais il n’y réussissait pas. Le secrétaire l’intéressait beaucoup du reste. Il s’ingéniait à déchiffrer son visage. C’était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, dont la figure basanée et mobile portait plus que son âge ; il était vêtu à la dernière mode comme un petit-maître. Une raie artistique partageait ses cheveux bien pommadés ; ses doigts blancs et soignés étaient surchargés de bagues ; plusieurs chaînes d’or pendaient à son gilet. Il échangea même avec un étranger qui se trouvait là quelques mots en français et s’en tira d’une façon très satisfaisante.
« Asseyez-vous donc, Louisa Ivanovna », dit-il à la grosse dame rouge en grande toilette qui restait toujours debout, comme si elle n’osait pas s’asseoir, quoiqu’elle eût une chaise près d’elle.
« Ich danke 1» , répondit-elle à voix basse ; elle s’assit dans un froufrou de soie. Sa robe bleu pâle garnie de dentelles blanches se gonfla autour d’elle comme un ballon et occupa la moitié de la pièce. Un parfum se répandit. Mais la dame semblait honteuse de tenir tant de place et de sentir si bon ; elle souriait, d’un air à la fois peureux et effronté, et semblait inquiète.
Enfin la dame en deuil eut terminé son affaire et elle se leva. À ce moment, un officier entra bruyamment, l’air crâne, il remuait les épaules à chaque pas, jeta sur la table sa casquette ornée d’une cocarde et s’assit dans un fauteuil. La dame richement vêtue se leva précipitamment de son siège dès qu’elle l’aperçut et se mit à saluer avec une ardeur, un empressement extraordinaires. Mais il ne lui prêta aucune attention et elle n’osa se rasseoir en sa présence. Ce personnage était l’adjoint du commissaire de police ; il avait de longues moustaches roussâtres tendues horizontalement des deux côtés de son visage et des traits extrêmement fins, qui n’exprimaient qu’une certaine impudence.
Il regarda Raskolnikov de travers et même avec une sorte d’indignation : sa mise était par trop misérable et sa contenance, si modeste qu’elle fût, jurait avec cette tenue. Raskolnikov eut l’impudence de soutenir si hardiment le regard de ce fonctionnaire que l’autre en fut blessé.
« Qu’est-ce que tu veux, toi ? cria-t-il, étonné sans doute qu’un pareil va-nu-pieds ne baissât pas les yeux devant son regard fulgurant.
– On m’a fait venir, j’ai été convoqué, balbutia Raskolnikov.
– C’est l’étudiant auquel on réclame de l’argent, se hâta de dire le secrétaire en s’arrachant à ses papiers. – Voilà, et il tendit un cahier à Raskolnikov en désignant un certain endroit, – lisez. »
« De l’argent ? Quel argent ? pensait Raskolnikov, ainsi, ce n’est sûrement pas cela » ; il en tressaillit de joie. Il éprouvait soudain un soulagement immense, inexprimable, un allégement extraordinaire.
« Mais à quelle heure vous a-t-on demandé de venir, monsieur ? cria le lieutenant dont la mauvaise humeur ne faisait que croître. On vous écrit neuf heures et il est déjà onze heures passées.
– On m’a apporté ce papier il y a un quart d’heure, répliqua Raskolnikov d’une voix non moins haute ; il était pris, lui aussi, d’une colère subite et s’y abandonnait avec un certain plaisir. – Je suis bien bon d’être venu, malade, avec la fièvre.
– Ne criez pas !
– Je ne crie pas, je parle même très posément, c’est vous qui criez, je suis étudiant et je ne permets pas qu’on le prenne avec moi sur ce ton. »
Cette réponse irrita à tel point l’officier qu’au premier moment il ne put répondre ; des sons inarticulés s’échappaient de ses lèvres écumantes. Il bondit de son siège.
« Taisez-vous ! Vous êtes à l’audience, ne faites pas l’insolent, monsieur.
– Mais vous aussi vous êtes à l’audience ! s’écria Raskolnikov, et non content de crier, vous fumez devant nous, c’est donc vous qui nous manquez de respect. »
Il prononça ces mots avec une joie indicible.
Le secrétaire contemplait cette scène avec un sourire ; le fougueux lieutenant parut hésiter un moment.
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