Celui qui possède un empire ne doit pas négliger de veiller attentivement sur lui-même, pour pratiquer le bien et éviter le mal; s'il ne tient compte de ses principes, alors la ruine de son empire en sera la conséquence[21].
5. Le Livre des Vers dit:
«Avant que les princes de la dynastie de Yn [ou Chang ] eussent perdu l'affection du peuple,
Ils pouvaient être comparés au Très-Haut.
Nous pouvions considérer dans eux
Que le mandat du ciel n'est pas facile à conserver.»
Ce qui veut dire:
«Obtiens l'affection du peuple, et tu obtiendras l'empire;
Perds l'affection du peuple, et tu perdras l'empire[22].»
6. C'est pourquoi un prince doit, avant tout, veiller attentivement sur son principe rationnel et moral. S'il possède les vertus qui en sont la conséquence, il possédera le cœur des hommes; s'il possède le cœur des hommes, il possédera aussi le territoire; s'il possède le territoire, il en aura les revenus; s'il en a les revenus, il pourra en faire usage pour l'administration de l'État. Le principe rationnel et moral est la base fondamentale; les richesses ne sont que l'accessoire.
7. Traiter légèrement la base fondamentale ou le principe rationnel et moral, et faire beaucoup de cas de l'accessoire ou des richesses, c'est pervertir les sentiments du peuple et l'exciter par l'exemple au vol et aux rapines.
8. C'est pour cette raison que si un prince ne pense qu'à amasser des richesses, alors le peuple, pour l'imiter, s'abandonne à toutes ses passions mauvaises; si, au contraire, il dispose convenablement des revenus publics, alors le peuple se maintient dans l'ordre et la soumission.
9. C'est aussi pour cela que si un souverain ou des magistrats publient des décrets et des ordonnances contraires à la justice, ils éprouveront une résistance opiniâtre à leur exécution et aussi par des moyens contraires à la justice; s'ils acquièrent des richesses par des moyens violents et contraires à la justice, ils les perdront aussi par des moyens violents et contraires à la justice.
10. Le Khang-kao dit: «Le mandat du ciel qui donne la souveraineté à un homme ne la lui confère pas pour toujours.» Ce qui signifie qu'en pratiquant le bien ou la justice, on l'obtient, et qu'en pratiquant le mal ou l'injustice, on la perd.
11. Les Chroniques de Thsou disent:
«La nation de Thsou ne regarde pas les parures en or et en pierreries comme précieuses; mais, pour elle, les hommes vertueux, les bons et sages ministres sont les seules choses quelle estime être précieuses.»
12. Kieou-fan a dit:
«Dans les voyages que j'ai faits au dehors, je n'ai trouvé aucun objet précieux; l'humanité et l'amitié pour ses parents sont ce que j'ai trouvé seulement de précieux.»
13. Le Thsin-tchi dit:
«Que n'ai-je un ministre d'une droiture parfaite, quand même il n'aurait d'autre habileté qu'un cœur simple et sans passions; il serait comme s'il avait les plus grands talents! Lorsqu'il verrait des hommes de haute capacité, il les produirait, et n'en serait pas plus jaloux que s'il possédait leurs talents lui-même. S'il venait à distinguer un homme d'une vertu et d'une intelligence vastes, il ne se bornerait pas à en faire l'éloge du bout des lèvres, il le rechercherait avec sincérité et l'emploierait dans les affaires. Je pourrais me reposer sur un tel ministre du soin de protéger mes enfants, leurs enfants et le peuple. Quel avantage n'en résulterait-il pas pour le royaume[23]!
Mais si un ministre est jaloux des hommes de talent, et que par envie il éloigne ou tienne à l'écart ceux qui possèdent une vertu et une habileté éminentes, en ne les employant pas dans les charges importantes, et en leur suscitant méchamment toutes sortes d'obstacles, un tel ministre, quoique possédant des talents, est incapable de protéger mes enfants, leurs enfants et le peuple. Ne pourrait-on pas dire alors que ce serait un danger imminent, propre à causer la ruine de l'empire?»
14. L'homme vertueux et plein d'humanité peut seul éloigner de lui de tels hommes, et les rejeter parmi les barbares des quatre extrémités de l'empire, ne leur permettant pas d'habiter dans le royaume du milieu.
Cela veut dire que l'homme juste et plein d'humanité seul est capable d'aimer et de haïr convenablement les hommes[24].
15. Voir un homme de bien et de talent, et ne pas lui donner de l'élévation; lui donner de l'élévation, et ne pas le traiter avec toute la déférence qu'il mérite, c'est lui faire injure. Voir un homme pervers, et ne pas le repousser; le repousser, et ne pas l'éloigner à une grande distance, c'est une chose condamnable pour un prince.
16. Un prince qui aime ceux qui sont l'objet de la haine générale, et qui hait ceux qui sont aimés de tous, fait ce que l'on appelle un outrage à la nature de l'homme. Des calamités redoutables atteindront certainement un tel prince.
17. C'est en cela que les souverains ont une grande règle de conduite à laquelle ils doivent se conformer; ils l'acquièrent, cette règle, par la sincérité et la fidélité, et ils la perdent par l'orgueil et la violence.
18. Il y a un grand principe pour accroître les revenus (de l'État ou de la famille). Que ceux qui produisent ces revenus soient nombreux, et ceux qui les dissipent, en petit nombre; que ceux qui les font croître par leur travail se donnent beaucoup de peine, et que ceux qui les consomment le fassent avec modération; alors, de cette manière, les revenus seront toujours suffisants[25].
19. L'homme humain et charitable acquiert de la considération à sa personne, en usant généreusement de ses richesses; l'homme sans humanité et sans charité augmente ses richesses aux dépens de sa considération.
20. Lorsque le prince aime l'humanité et pratique la vertu, il est impossible que le peuple n'aime pas la justice; et lorsque le peuple aime la justice, il est impossible que les affaires du prince n'aient pas une heureuse fin; il est également impossible que les impôts dûment exigés ne lui soient pas exactement payés.
21. Meng-hien-tseu [26] a dit: Ceux qui nourrissent des coursiers et possèdent des chars à quatre chevaux n'élèvent pas des poules et des pourceaux, qui sont le gain des pauvres. Une famille qui se sert de glace dans la cérémonie des ancêtres ne nourrit pas des bœufs et des moutons. Une famille de cent chars, ou un prince, n'entretient pas des ministres qui ne cherchent qu'à augmenter les impôts pour accumuler des trésors. S'il avait des ministres qui ne cherchassent qu'à augmenter les impôts pour amasser des richesses, il vaudrait mieux qu'il eût des ministres ne pensant qu'à dépouiller le trésor du souverain.—Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent un royaume ne doivent point faire leur richesse privée des revenus publics, mais qu'ils doivent faire de la justice et de l'équité leur seule richesse.
22. Si ceux qui gouvernent les États ne pensent qu'à amasser des richesses pour leur usage personnel, ils attireront indubitablement auprès d'eux des hommes dépravés; ces hommes leur feront croire qu'ils sont des ministres bons et vertueux, et ces hommes dépravés gouverneront le royaume. Mais l'administration de ces indignes ministres appellera sur le gouvernement les châtiments divins et les vengeances du peuple. Quand les affaires publiques sont arrivées à ce point, quels ministres, fussent-ils les plus justes et les plus vertueux, détourneraient de tels malheurs? Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent un royaume ne doivent point faire leur richesse privée des revenus publics, mais qu'ils doivent faire de la justice et de l'équité leur seule richesse.
Voilà le dixième chapitre du Commentaire. Il explique ce que l'on doit entendre par faire jouir le monde de la paix et de l'harmonie en bien gouvernant l'empire [27].
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