Qui pour me voir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'autre soit feinte, il est un sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il envoioit noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel : et en eust horreur et pitié.
On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas d'une piece continuë : mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entre deux.
Largus enim liquidi fons luminis ætherius sol
Inrigat assiduè cælum candore recenti,
Suppeditatque novo confestim lumine lumen ;
ainsin eslance nostre ame ses pointes diversement et imperceptiblement.
Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tança de la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont, pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement un tressaillement d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage : Et tout soudain en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de vies avoient à defaillir au plus loing, dans un siecle, il refroigna son front, et s'attrista jusques aux larmes.
Nous avons poursuivy avec resoluë volonté la vengeance d'une injure, et ressenty un singulier contentement de la victoire ; nous en pleurons pourtant : ce n'est pas de cela que nous pleurons : il n'y a rien de changé ; mais nostre ame regarde la chose d'un autre oeil, et se la represente par un autre visage : car chasque chose à plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon leur condition ; mais le contour en est si brusque, qu'il nous eschappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,
Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa.
Ocius ergo animus quàm res se perciet ulla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frere. L'une partie de son devoir est jouée, laissons luy en jouer l'autre.
Chapitre 38 - De la solitude
LAISSONS à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'active : Et quant à ce beau mot, dequoy se couvre l'ambition et l'avarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier, ains pour le publicq ; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la fin n'envaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la societé ? que cherche elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy bien et mal faire par tout : Toutesfois si le mot de Bias est vray, que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l' Ecclesiastique , que de mille il n'en est pas un bon :
Rari quippe boni numero vix sunt totidem, quot
Thebarum portæ vel divitis ostia Nili,
la contagion est tres-dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr : Tous les deux sont dangereux ; et de leur ressembler, par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce qu'ils sont dissemblables.
Et les marchands, qui vont en mer, ont raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans : estimants telle societé infortunée.
Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient avec luy le danger d'une grande tourmente, et appelloient le secours des Dieux : Taisez vous, feit-il, qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avec moy.
Et d'un plus pressant exemple : Albuquerque Vice-Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un jeune garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence luy servist de garant, et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à bord.
Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul, en la foule d'un palais : mais s'il est à choisir, il en fuira, dit-il, mesmes la veue : Il portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut encores qu'il conteste avec ceux d'autruy.
Charondas chastioit pour mauvais ceux qui estoient convaincus de hanter mauvaise compagnie.
Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'autre par sa nature.
Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conversation avec les meschants, en disant, que les medecins vivent bien entre les malades. Car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies.
Or la fin, ce crois-je, en est tout'une, d'en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n'en cherche pas tousjours bien le chemin : Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a guere moins de tourment au gouvernement d'une famille que d'un estat entier : Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute : Et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. D'avantage, pour nous estre deffaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie.
ratio et prudentia curas,
Non locus effusi latè maris arbiter aufert.
L'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences, ne nous abandonnent point pour changer de contrée :
Et post equitem sedet atra cura.
Elles nous suivent souvent jusques dans les cloistres, et dans les escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny la here, ny les jeusnes, ne nous en démeslent :
hæret lateri lethalis arundo.
On disoit à Socrates, que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit-il, il s'estoit emporté avecques soy.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus ? patria quis exul
Se quoque fugit ?
Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage ; comme en un navire, les charges empeschent moins, quand elles sont rassises : Vous faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s'enfoncent plus avant, et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple ; ce n'est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut sequestrer et r'avoir de soy.
rupi jam vincula, dicas,
Nam luctata canis nodum arripit, attamen illi,
Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenæ.
Nous emportons nos fers quand et nous : Ce n'est pas une entiere liberté, nous tournons encore la veuë vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantasie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum ?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ, quantique perinde timores ?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades, quid luxus desidiésque ?
Nostre mal nous tient en l'ame : or elle ne se peut eschapper à elle mesme,
In culpa est animus, qui se non effugit unquam.
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