« Oh ! mistress Firkin, s’écriait de son côté Betty, quelle affaire ! miss Sharp s’est enfuie avec le capitaine ; ils sont en route pour Gretna-Green. »
Il y aurait un chapitre à écrire sur les émotions de mistress Firkin, si la peinture des passions qui agitaient ses maîtresses n’était pas une plus digne occupation pour notre aimable muse.
Quand mistress Bute Crawley, transie d’un voyage nocturne et se réchauffant à l’âtre pétillant de la salle à manger, apprit de miss Briggs la nouvelle de ce mariage clandestin, elle répéta que son arrivée dans un pareil moment, où il faudrait aider cette pauvre miss Crawley à supporter un si terrible coup, était tout à fait providentielle. Rebecca n’était plus qu’une petite scélérate pétrie d’artifice et de fourberie ; elle s’en était toujours défiée, et, quant à Rawdon Crawley, elle cherchait en vain à s’expliquer la folle tendresse de sa tante à son endroit. Depuis longtemps, elle ne voyait en lui qu’un débauché, un dissipateur, un être abandonné de Dieu. « Cette détestable équipée, ajoutait mistress Bute, aura du moins pour utile résultat d’ouvrir les yeux à miss Crawley sur le véritable caractère de ce misérable. »
Mistress Bute prit alors son thé avec renfort de grillades beurrées. Comme désormais il se trouvait une chambre vacante dans la maison, rien ne la forçant plus à rester à l’hôtel Gloster, où l’avait descendue la malle de Portsmouth, elle dépêcha M. Bowls avec commission d’en rapporter ses bagages.
Miss Crawley ne sortait jamais de sa chambre avant midi. Elle prenait le matin son chocolat dans son lit, tandis que Becky Sharp lui lisait le Morning-Post , faisait mille allées et venues ou la distrayait d’autre manière. Les coryphées de l’étage inférieur convinrent qu’on ménagerait la sensibilité de la chère dame jusqu’à son apparition dans le salon ; on lui avait cependant annoncé que la malle de l’Hampshire avait déposé mistress Bute Crawley à l’hôtel Gloster, qu’elle envoyait ses politesses à miss Crawley et lui demandait l’autorisation de déjeuner avec miss Briggs. L’arrivée de mistress Bute, qui en tout autre temps ne lui aurait fait aucun plaisir, lui causa alors une certaine satisfaction. Miss Crawley n’était pas fâchée de parler avec sa belle-sœur de feu lady Crawley, des préparatifs pour les funérailles et des brusques propositions de sir Pitt à Rebecca.
On laissa d’abord la vieille demoiselle s’installer à son aise dans son grand fauteuil favori, échanger les embrassements et les questions d’usage avec la nouvelle arrivée ; alors enfin les conjurés jugèrent le moment favorable pour lui faire subir l’opération. Qui n’a pas eu occasion d’admirer les artifices et les ménagements délicats employés par les femmes pour préparer leurs amis aux mauvaises nouvelles ? Les deux acolytes de miss Crawley s’entourèrent d’un tel appareil de mystère que, sans lui avoir dit encore le premier mot de la fatale nouvelle, elles avaient pourtant éveillé chez elle, dans une proportion convenable, le doute et l’inquiétude.
« Elle a refusé sir Pitt, ma chère miss Crawley, disait mistress Bute… voyons, du courage… parce que… parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement.
– Il faut toujours un parce que, répondait miss Crawley, et c’est parce qu’elle en aime un autre. Je l’ai dit hier à Briggs.
– Oui, elle en aime un autre ! reprenait Briggs à son tour ; hélas ! ma chère et respectable amie, elle est déjà mariée !
– Oui, déjà mariée, » reprenait mistress Bute, en appuyant sur la chanterelle.
Et toutes deux, les mains croisées, se regardaient l’une l’autre, puis reportaient les yeux sur leur patiente.
« Qu’elle vienne me trouver dès son retour, cette petite astucieuse ! ne me rien dire ! s’écriait miss Crawley.
– Ah ! elle ne reviendra pas de sitôt ; montrez ici tout votre courage, ma chère amie ; elle est partie, mais pour longtemps ; elle… elle est partie pour tout à fait.
– Dieux du ciel ! et qui me fera mon chocolat ! Vite, qu’on aille la chercher et qu’elle revienne. Je veux qu’elle revienne ! hurlait la vieille fille.
– Pour l’amour du ciel, qu’elle prenne son courage à deux mains, et ne la torturez pas ainsi, miss Briggs.
– Elle est mariée à qui ? s’écria la vieille fille dans une exaspération nerveuse.
– À… à un parent de…
– Allons, parlez ; c’est de quoi me rendre folle, s’écria miss Crawley à bout de patience.
– Oh ! ma chère dame…, miss Briggs soutenez-la, elle a épousé Rawdon Crawley.
– Rawdon marié… à Rebecca… une gouvernante… non, non… Sortez de ma maison, vieille folle, vieille idiote ! Que vous êtes stupide, Briggs… et vous osez ?… vous êtes du complot… c’est de votre faute s’il s’est marié… vous avez cru que je le dépouillerais alors pour vous… je vois bien ce que c’est, Martha ! »
Et la fureur de la vieille s’exhalait en phrases entrecoupées.
« Ah ! quelle affliction, madame ! une personne de votre rang épouser la fille d’un maître de dessin !
– Sa mère était une Montmorency, s’écria la vieille dame arrachant presque la sonnette.
– Sa mère était une fille d’Opéra, une plancheuse , peut-être pis encore, » repartit mistress Bute.
Miss Crawley poussa un dernier cri et tomba sans connaissance. On la remonta dans sa chambre, d’où elle venait de descendre. Les crises nerveuses se succédaient sans interruption. On fit venir le docteur, et l’apothicaire ne tarda pas à suivre ses pas. Mistress Bute s’installa à son chevet comme garde-malade.
« C’est le devoir de ses parents de veiller sur elle, » disait la charitable Bute.
À peine avait-on remonté miss Crawley dans sa chambre, que survint un nouveau personnage qu’il fallut mettre au courant des faits. C’était le baronnet.
« Où est Becky ? dit sir Pitt ; où sont ses bagages ? Je viens la chercher pour partir avec moi pour Crawley-la-Reine.
– Ne connaissez-vous donc point l’étonnante nouvelle de son mariage clandestin ? demanda Briggs.
– Quéque ça me fait ? fit sir Pitt. Eh bien ! elle est mariée, et voilà tout. Dites-lui de descendre sans plus de retard.
– Vous ne savez donc pas, monsieur, lui demanda miss Briggs, qu’elle n’est plus dans la maison, au grand désespoir de miss Crawley ? La pauvre femme a bien manqué mourir lorsque nous lui avons appris l’union de la gouvernante avec le capitaine Rawdon. »
Quand sir Pitt Crawley entendit annoncer que Rebecca était la femme de son fils, il sortit de sa bouche une avalanche de jurons qui sonneraient assez mal ici, et qui firent que la pauvre Briggs, toute tremblante, s’élança de la chambre où il écumait. Nous pousserons avec elle la porte sur cette figure décomposée par la colère, enflammée par la haine et le désir.
Le lendemain de son arrivée à Crawley-la-Reine, sir Pitt se livra aux excès du délire le plus effréné, et, dans la chambre qu’avait occupée miss Sharp, il enfonça les caisses à coups de pied et mit en pièces ses papiers, ses robes et tous ses chiffons. Miss Horrocks, la fille du sommelier, prit une partie de ces débris ; les enfants s’affublèrent du reste pour jouer la comédie.
Il y avait à peine quelques jours que leur pauvre mère avait été conduite à sa dernière demeure. Pas une larme, pas un regret n’avait accompagné ses cendres déposées parmi tant d’autres, toutes étrangères pour elles.
« Mais si la vieille ne s’apaise pas, disait Rawdon à sa petite femme dans leur élégante maison de Brompton, où celle-ci avait passé sa matinée à essayer un nouveau piano, ses nouveaux gants qui lui allaient à merveille, ses nouveaux châles qui lui seyaient on ne peut mieux, ses nouvelles bagues qui brillaient à ses petits doigts, et sa nouvelle montre qui faisait tic tac à son côté. Eh bien ! Becky, si la vieille femme s’entête ?
Читать дальше