«Eh quoi!» s’écria tout à coup Lord Nelson après avoir jeté un coup d’œil sur la corvette, «vous avez cette tartane en remorque?
– Je pensais que Votre Honneur aimerait peut-être voir une goélette latine de quarante tonneaux qui a fait mener pareille chasse à la corvette la plus rapide, je crois, de la flotte de Sa Majesté.
– Comment tout cela a-t-il commencé?» demanda l’amiral tout en continuant à regarder l’ Amelia .
«Comme je viens de le dire à Votre Seigneurie, j’avais obtenu certains renseignements», reprit le capitaine Vincent qui ne croyait pas utile de s’étendre sur cette partie de l’histoire. «Cette tartane, qui n’est pas très différente d’aspect de toutes celles que l’on peut voir le long de la côte entre Cette et Gênes, était partie d’une crique sur la presqu’île de Giens. Un vieux marin à cheveux blancs était chargé de la mission, et, à vrai dire, on aurait difficilement pu trouver mieux. Il doublait le cap Esterel avec l’intention de traverser la rade d’Hyères. Apparemment, il ne s’attendait pas à trouver l’ Amelia sur sa route. C’est pourtant là la seule erreur qu’il ait commise. S’il avait gardé la même route, je n’aurais probablement pas fait plus attention à lui qu’à deux autres bâtiments qui étaient alors en vue. Mais je lui ai trouvé une allure suspecte lorsqu’il est allé se mettre à l’abri de la batterie de Porquerolles. Cette manœuvre, en liaison avec le renseignement dont j’ai parlé, me décida à m’approcher de lui et à voir ce qu’il y avait à bord.» Le capitaine Vincent raconta alors brièvement les épisodes de la poursuite. «J’assure Votre Seigneurie que je n’ai jamais donné un ordre avec autant de répugnance que lorsque j’ai commandé d’ouvrir le feu des mousquets sur ce bâtiment: mais ce vieillard s’était montré si fin manœuvrier et si résolu qu’il n’y avait rien d’autre à faire. D’ailleurs, au moment où l’ Amelia était déjà sur lui il fit encore une très habile tentative pour prolonger la poursuite. Il n’y avait plus que quelques minutes de jour et dans l’obscurité il aurait fort bien pu nous échapper. Quand je pense qu’ils auraient très bien pu sauver leurs vies, rien qu’en amenant leurs voiles, je ne peux m’empêcher de les admirer et particulièrement l’homme à cheveux blancs.»
L’amiral, qui pendant tout le temps n’avait cessé de regarder distraitement l’ Amelia qui tenait son poste avec la tartane en remorque, lui dit:
«Vous avez là un vraiment bon petit bâtiment, Vincent. Fait à souhait pour l’emploi que je vous ai confié. Il est de construction française, n’est-ce pas?
– Oui, amiral. Les Français sont de grands constructeurs de navires.
– Vous n’avez pas l’air de détester les Français, Vincent?» reprit l’amiral en souriant légèrement.
«Pas quand ils sont de ce genre, amiral», fit le capitaine Vincent en s’inclinant. «Je déteste leurs principes politiques et le caractère de leurs hommes publics, mais Votre Seigneurie admettra que pour le courage et la résolution, nous n’aurions pu trouver nulle part au monde de plus valeureux adversaires.
– Je n’ai jamais dit qu’il fallait les mépriser, répondit Lord Nelson. De l’ingéniosité, du courage, certes oui… Si cette escadre de Toulon m’échappe, toutes nos escadres, de Gibraltar à Brest, seront en danger. Pourquoi ne sortent-ils pas pour qu’on en finisse? Est-ce que je ne me tiens pas assez loin de leur route?» s’écria-t-il.
Vincent, en remarquant la nervosité de ce corps frêle, éprouva un sentiment d’inquiétude qu’augmenta encore la quinte de toux dont fut pris l’amiral et dont la violence l’alarma fort. Il vit le commandant en chef de l’escadre de la Méditerranée suffoquer et haleter de si éprouvante façon qu’il lui fallut détourner les yeux de ce douloureux spectacle, mais il fut frappé aussi de la rapidité avec laquelle Lord Nelson surmonta l’épuisement qui s’ensuivit.
«C’est une rude besogne, Vincent, dit-il. Cela me tue. J’aspire à me reposer quelque part à la campagne, loin de la mer, de l’Amirauté, des dépêches et du commandement, et aussi de toute responsabilité. Je viens de terminer une lettre pour dire à Londres qu’il me reste à peine assez de souffle pour me traîner jour après jour… Mais je suis comme cet homme à cheveux blancs que vous admirez tant, Vincent», continua-t-il avec un sourire las, «je m’acharnerai à ma tâche jusqu’à ce que peut-être un coup tiré par l’ennemi vienne mettre fin à tout… Allons voir ce qu’il peut bien y avoir dans les papiers que vous avez apportés à bord.»
Le secrétaire, dans la cabine, les avait disposés en plusieurs piles.
«De quoi s’agit-il?» demanda l’amiral en se remettant à arpenter nerveusement la cabine.
«À première vue, ce qu’il y a de plus important, amiral, ce sont des instructions à l’intention des autorités maritimes en Corse et à Naples visant à prendre certaines dispositions pour une expédition en Égypte.
– Je l’ai toujours pensé», dit l’amiral dont l’œil luisant restait fixé sur le visage attentif du capitaine Vincent. «Vous avez fait du bon travail, Vincent. Je ne peux rien faire de mieux que de vous renvoyer à votre poste. Oui… l’Égypte… l’Orient… tout tend dans cette direction», continua-t-il en se parlant à lui-même sous les yeux de Vincent, tandis que le secrétaire, ramassant avec soin les papiers, se levait discrètement pour aller les faire traduire et en préparer un résumé pour l’amiral.
«Et pourtant, qui sait?» s’écria Lord Nelson, un moment immobile. «Mais il faudra que le blâme ou la gloire m’appartienne à moi seul. Je ne prendrai conseil de personne.» Le capitaine Vincent se sentait oublié, invisible, moins qu’une ombre en présence d’une nature capable de sentiments aussi véhéments. «Combien de temps peut-il encore durer?» se demandait-il avec une sincère anxiété.
Toutefois, l’amiral ne tarda pas à se souvenir de sa présence et, dix minutes après, le capitaine Vincent quittait le Victory avec l’impression, commune à tous les officiers qui approchaient Lord Nelson, de s’être entretenu avec un ami personnel, et avec un dévouement renforcé pour cette grande âme d’officier de marine logée dans le corps frêle du commandant en chef de l’escadre royale de la Méditerranée. Tandis qu’il regagnait son navire, le Victory envoya un signal général enjoignant à l’escadre de se former en ligne de file au mieux, en avant et en arrière du vaisseau amiral; ce signal fut suivi d’un autre qui donna ordre à l’ Amelia de s’éloigner. Vincent fit, en conséquence, établir les voiles et après avoir dit à l’officier de manœuvre de faire route sur le cap Cicié, il descendit dans sa cabine. Il était resté debout presque tout le temps, pendant les trois nuits précédentes et il avait besoin d’un peu de sommeil. Son repos pourtant fut entrecoupé et assez agité. De bonne heure, dans l’après-midi, il se retrouva tout éveillé et occupé à repasser dans son esprit les événements de la veille. Cet ordre de tirer de sang-froid sur trois braves, qui lui avait été terriblement pénible sur le moment, lui pesait encore sur la conscience. Peut-être avait-il été impressionné par les cheveux blancs de Peyrol, par son obstination à lui échapper, par la résolution dont il avait fait preuve jusqu’à la toute dernière minute, par une attitude qui, pendant tout l’épisode, avait révélé un attachement peu ordinaire à son devoir et un esprit de défi audacieux. Doué d’une robuste santé, d’une simplicité bonhomme, et d’un tempérament sanguin que nuançait une légère dose d’ironie, le capitaine Vincent était un homme aux sentiments généreux et aux sympathies aisément mises en éveil.
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