Le lieutenant déclara que, d’ici à vingt-quatre heures au moins, on ne pouvait guère espérer une accalmie.
«Assurément, dit le capitaine Vincent, et d’ici une heure à peu près, il fera nuit; et il peut alors très bien nous fausser compagnie. La côte n’est pas très loin et il y a des batteries des deux côtés de Fréjus; abritée par l’une ou l’autre, cette tartane sera aussi assurée de n’être pas prise que si elle était halée sur la plage. Et voyez», s’exclama-t-il au bout d’un moment, «c’est bien ce que cet homme a l’intention de faire.
– Oui, commandant», dit le lieutenant, les yeux fixés sur la tache blanche qui, devant eux, dansait légèrement sur les vagues courtes de la Méditerranée, «il ne serre pas le vent.
– Nous l’aurons d’ici moins d’une heure», reprit le capitaine Vincent, et on eût dit qu’il allait se frotter les mains de satisfaction, mais il s’accouda soudain à la lisse. «En somme, continua-t-il, c’est une course entre l’ Amelia et la nuit.
– Et il fera nuit de bonne heure aujourd’hui», dit le lieutenant en balançant son porte-voix au bout de son cordon. «Faut-il hisser les vergues pour les dégager des galhaubans [128]?
– Non, reprit le capitaine Vincent, il y a un fin manœuvrier à bord de cette tartane. Il fuit tout droit pour l’instant, mais à tout moment il peut encore revenir dans le vent [129]. Ne le suivons pas de trop près, nous perdrions notre avantage actuel. Cet homme a résolu de nous échapper.»
Si ces mots avaient pu par miracle parvenir aux oreilles de Peyrol, ils lui auraient fait venir aux lèvres un sourire ironique d’exultation malicieuse [130]et triomphante. Depuis le moment où il avait posé la main sur la barre de la tartane, toute son ingéniosité et son habileté de marin s’étaient évertuées à tromper le commandant du navire anglais, l’ennemi qu’il n’avait jamais vu, l’homme dont il s’était imaginé l’esprit d’après la manœuvre de son navire. Courbé sur la lourde barre, il rompit le silence de cet épuisant après-midi en interpellant Michel:
«C’est le moment!» dit-il avec calme, de sa voix profonde. «Choque [131]l’écoute de grand-voile, Michel. Un tout petit peu seulement, pour l’instant.»
Quand Michel eut repris la place où il s’était tenu du côté du vent, le flibustier remarqua qu’il gardait les yeux fixés sur lui avec étonnement. Des pensées vagues s’étaient formées lentement, incomplètement, dans le cerveau de Michel. Peyrol répondit à l’innocence absolue de cette question muette par un sourire qui, d’abord sardonique, prit bientôt sur sa bouche mâle et sensible une expression qui ressemblait à de la tendresse.
«C’est comme ça, camarade», dit-il avec une force et un accent particuliers, comme s’il y avait dans ces mots une réponse pleine et suffisante. Fort étrangement les yeux ronds et généralement fixes de Michel clignotèrent comme s’ils étaient éblouis. Il tira lui aussi des profondeurs de son être un sourire bizarre et vague dont Peyrol détourna son regard.
«Où est le citoyen?» demanda-t-il en poussant tout à fait sur la barre et en regardant vers l’avant. «Il n’est pas passé par-dessus bord, j’imagine? Il me semble que je ne l’ai pas vu depuis que nous avons doublé la pointe près du château de Porquerolles.»
Michel, après avoir allongé le cou pour regarder par-dessus le rebord du pont, déclara que Scevola était assis sur la carlingue.
«Va sur l’avant, dit Peyrol, et choque un peu l’écoute de misaine à présent. Cette tartane a des ailes», ajouta-t-il, à part lui.
Seul sur le pont arrière, Peyrol tourna la tête pour regarder l’ Amelia . Ce navire, qui tenait le vent [132], croisait maintenant obliquement le sillage de la tartane. En même temps, il avait réduit sa distance. Peyrol estimait pourtant que s’il avait vraiment voulu lui échapper, il avait huit chances sur dix d’y réussir; en pratique c’était le succès assuré. Il contemplait depuis un long moment déjà la haute pyramide de toile dressée contre la bande rouge qui pâlissait à l’horizon quand un gémissement lamentable le fit se retourner. C’était Scevola. Le citoyen avait pris le parti de marcher à quatre pattes, et comme Peyrol le regardait, il roula sous le vent, évita non sans adresse de passer par-dessus bord, et s’accrochant désespérément à un taquet [133], son autre main tendue comme s’il avait fait une découverte étonnante, cria d’une voix caverneuse: «La terre, la terre!
– Certainement», dit Peyrol, tout en gouvernant avec une extrême précision. «Et puis après?
– Je n’ai pas envie d’être noyé!» s’écria le citoyen de la même voix caverneuse, nouvelle chez lui. Peyrol réfléchit un moment avant de lui répondre d’un ton grave:
«Si vous restez où vous êtes, je vous assure que vous…» (Ici il jeta par-dessus son épaule un rapide regard vers l’ Amelia ) «… vous ne mourrez pas noyé.» (Il imprima à sa tête une secousse de côté.) «Je connais les idées de cet homme.
– Quel homme? Quelles idées?» hurla Scevola avec une impatience et un égarement extrêmes. «Il n’y a que nous trois à bord.»
Mais Peyrol, dans son esprit, contemplait malicieusement la silhouette d’un homme avec de longues dents, une perruque et de grosses boucles à ses souliers. Telle était sa conception idéale de l’apparence que devait avoir le capitaine de l’ Amelia . Cet officier dont le visage naturellement aimable était alors empreint d’une expression grave et résolue, avait appelé d’un signe son premier lieutenant.
«Nous le rattrapons, dit-il avec calme. J’ai l’intention de le serrer de près par le côté au vent. Je ne veux pas m’exposer à un de ses tours. On bat difficilement un Français pour la manœuvre, vous le savez. Faites monter quelques fusiliers armés sur le haut du gaillard d’avant. Je crains que le seul moyen de s’emparer de cette tartane ne soit de mettre hors de combat les hommes qui la montent. Je regrette diantrement de ne pouvoir en imaginer un autre. Quand nous serons à portée, faites tirer un feu de salve en visant bien. Il faudra poster aussi quelques fusiliers à l’arrière. J’espère que nous pourrons faire sauter ses drisses; une fois les voiles abattues sur le pont, nous l’aurons rien qu’en mettant une embarcation dehors.»
Pendant plus d’une demi-heure, le capitaine Vincent demeura silencieux, accoudé sur la lisse, sans cesser de regarder la tartane, tandis qu’à bord de celle-ci, Peyrol, silencieux et attentif, naviguait, sentant intensément derrière lui le navire ennemi acharné à son inflexible poursuite. L’étroite bande rouge s’éteignait sur le ciel. La côte française, noire sur la lueur mourante, s’enfonçait dans les ténèbres qui s’amoncelaient sur le bord est. Le citoyen Scevola, un peu apaisé par l’assurance de ne pas mourir noyé, avait pris le parti de rester immobile à l’endroit où il était tombé, sans oser se risquer à faire un mouvement sur ce pont sans cesse agité. Michel, accroupi au vent, avait les yeux fixés intensément sur Peyrol, attendant, à tout moment, un nouvel ordre. Mais Peyrol ne desserrait pas les dents et ne faisait aucun signe. De temps à autre, un paquet d’écume volait par-dessus la tartane ou bien une giclée d’eau embarquait avec un bruit de course rapide.
Ce n’est que lorsque la corvette fut à une bonne portée de fusil de la tartane que Peyrol se décida à ouvrir la bouche.
«Non!» cria-t-il dans le vent comme s’il se soulageait d’une longue et anxieuse méditation. «Non, je ne pouvais pas te laisser derrière moi, sans même la compagnie d’un chien. Je ne crois pas d’ailleurs, le diable m’emporte, que tu m’en aurais su gré. Qu’en dis-tu, Michel?»
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