– Il me semble, mon cher Murph, que Son Altesse indemnisait bien largement ce misérable de la perte de ses esclaves; car à la rigueur, David ne lui appartenait plus.
– Nous avions à peu près calculé la dépense faite pour les études de ce dernier pendant huit ans, puis au moins triplé sa valeur et celle de Cecily comme simples esclaves. Notre conduite blessait le droit des gens, je le sais; mais si vous aviez vu dans quel horrible état se trouvaient ces malheureux presque agonisants, si vous aviez entendu ce défi sacrilège jeté à la face de Dieu par cet homme ivre de vin et de férocité, vous comprendriez que monseigneur ait voulu, comme il le dit dans cette occasion, «jouer un peu le rôle de la Providence».
– Cela est tout aussi attaquable et aussi justiciable que la punition du Maître d’école, mon digne squire. Et cette aventure n’eut d’ailleurs pas de suite?
– Elle n’en pouvait avoir aucune. Le brick était sous pavillon danois, l’incognito de Son Altesse sévèrement gardé; nous passions pour de riches Anglais. À qui M. Willis, s’il eût osé se plaindre, eût-il adressé ses réclamations? En fait, il nous avait dit lui-même, et le médecin de monseigneur le constata dans un procès-verbal, que les deux esclaves n’auraient pas vécu huit jours de plus dans cet affreux cachot. Il fallut les plus grands soins pour arracher Cecily à une mort presque certaine. Enfin ils revinrent à la vie. Depuis ce temps, David est resté attaché à monseigneur comme médecin, et il a pour lui le dévouement le plus profond.
– David épousa sans doute Cecily, en arrivant en Europe?
– Ce mariage, qui paraissait devoir être si heureux, se fit dans le temple du palais de monseigneur; mais, par un revirement extraordinaire, une fois en jouissance d’une position inespérée, oubliant tout ce que David avait souffert pour elle et ce qu’elle-même avait souffert pour lui, rougissant, dans ce monde nouveau, d’être mariée à un nègre, Cecily, séduite par un homme d’ailleurs horriblement dépravé, commit une première faute. On eût dit que la perversité naturelle de cette malheureuse, jusqu’alors endormie, n’attendait que ce dangereux ferment pour se développer avec une effroyable énergie. Vous savez le reste, le scandale de ses aventures. Après deux années de mariage, David, qui avait autant de confiance que d’amour, apprit toutes ces infamies: un coup de foudre l’arracha de sa profonde et aveugle sécurité.
– Il voulut, dit-on, tuer sa femme?
– Oui; mais, grâce aux instances de monseigneur, il consentit à ce qu’elle fût renfermée pour sa vie dans une forteresse. Et c’est cette prison que monseigneur vient d’ouvrir… à votre grand étonnement et au mien, je ne vous le cache pas, mon cher baron.
– Franchement, la résolution de monseigneur m’étonne d’autant plus que le gouverneur de la forteresse a maintes fois prévenu Son Altesse que cette femme était indomptable; rien n’avait pu rompre ce caractère audacieux et endurci dans le vice, et, malgré cela, monseigneur persiste à la mander ici. Dans quel but? Pour quel motif?
– Voilà, mon cher baron, ce que j’ignore comme vous. Mais il se fait tard. Son Altesse désire que votre courrier parte le plus tôt possible pour Gerolstein.
– Avant deux heures il sera en route. Ainsi, mon cher Murph… à ce soir!
– À ce soir?
– Avez-vous donc oublié qu’il y a grand bal à l’ambassade de ***, et que Son Altesse doit y aller?
– C’est juste; depuis l’absence du colonel Warner et du comte d’Harneim, j’oublie toujours que je remplis les fonctions de chambellan et d’aide de camp.
– Mais à propos du comte et du colonel, quand nous reviennent-ils? Leurs missions sont-elles bientôt achevées?
– Monseigneur, vous le savez, les tient éloignés le plus longtemps possible, pour avoir plus de solitude et de liberté. Quant à la mission que Son Altesse leur a donnée pour s’en débarrasser honnêtement, en les envoyant, l’un à Avignon, l’autre à Strasbourg, je vous la confierai un jour que nous serons tous deux d’humeur sombre; car je défierais le plus noir hypocondriaque de ne pas éclater de rire, non-seulement à cette confidence, mais à certains passages des dépêches de ces dignes gentilshommes, qui prennent leurs prétendues missions avec un incroyable sérieux.
– Franchement, je n’ai jamais bien compris pourquoi Son Altesse avait placé le colonel et le comte dans son service particulier.
– Comment! le colonel Warner n’est-il pas le type admirable du militaire? Y a-t-il, dans toute la Confédération germanique, une plus belle taille, de plus belles moustaches, une tournure plus martiale? Et lorsqu’il est sanglé, caparaçonné, bridé, empanaché, peut-on voir un plus triomphant, un plus glorieux, un plus fier, un plus bel… animal?
– C’est vrai; mais cette beauté-là l’empêche justement d’avoir l’air excessivement spirituel.
– Eh bien! Monseigneur dit que, grâce au colonel, il s’est habitué à trouver tolérables les gens les plus pesants du monde. Avant certaines audiences mortelles, il s’enferme une petite demi-heure avec le colonel, et il sort de là tout crâne, tout gaillard, et prêt à défier l’ennui en personne.
– De même que le soldat romain, avant une marche forcée, se chaussait de sandales de plomb, afin de trouver toute fatigue légère en les quittant. J’apprécie maintenant l’utilité du colonel. Mais le comte d’Harneim?
– Est aussi d’une grande utilité pour monseigneur: en entendant sans cesse bruire à ses côtés ce vieux hochet creux, brillant et sonore, en voyant cette bulle de savon si gonflée… de néant, si magnifiquement diaprée, qui représente le côté théâtral et puéril du pouvoir souverain, monseigneur sent plus vivement encore la vanité de ces pompes stériles, et, par contraste, il a souvent dû à la contemplation de l’inutile et miroitant chambellan les idées les plus sérieuses et les plus fécondes.
– Du reste, il faut être juste, mon cher Murph, dans quelle cour trouverait-on, je vous prie, un plus parfait modèle du chambellan? Qui connaît mieux que cet excellent d’Harneim les innombrables règles et traditions de l’étiquette? Qui sait porter plus gravement une croix d’émail au cou et plus majestueusement une clef d’or au dos?
– À propos, baron, monseigneur prétend que le dos d’un chambellan a une physionomie toute particulière: c’est, dit-il, une expression à la fois contrainte et révoltée, qui fait peine à voir; car, ô douleur! c’est au dos du chambellan que brille le signe symbolique de sa charge; et, selon monseigneur, ce digne d’Harneim semble toujours tenté de se présenter à reculons, pour que l’on juge tout de suite de son importance.
– Le fait est que le sujet incessant des méditations du comte est la question de savoir par quelle fatale imagination on a placé la clef de chambellan derrière le dos; car, ainsi qu’il le dit très-sensément, avec une sorte de douleur courroucée: «Que diable! On n’ouvre pas une porte avec le dos, pourtant!»
– Baron! le courrier, le courrier! dit Murph en montrant la pendule au baron.
– Maudit homme, qui me fait causer! C’est votre faute. Présentez mes respects à Son Altesse, dit M. de Graün, en courant prendre son chapeau; et à ce soir, mon cher Murph.
– À ce soir, mon cher baron; un peu tard, car je suis sûr que monseigneur voudra visiter aujourd’hui même la mystérieuse maison de la rue du Temple.
VIII Une maison de la rue du Temple
Afin d’utiliser les renseignements que le baron de Graün avait recueillis sur la Goualeuse et sur Germain, fils du Maître d’école, Rodolphe devait se rendre rue du Temple, et chez le notaire Jacques Ferrand:
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