– M. Murph la lui a portée ce matin en arrivant.
– Dans cette lettre, je racontais, en peu de mots, à notre bon curé, l’histoire de cette pauvre enfant. Je n’étais pas certain de pouvoir venir aujourd’hui; dans ce cas, Murph vous aurait amené Marie.
Un valet de ferme interrompit cet entretien, qui avait eu lieu dans le jardin.
– Madame, M. le curé vous attend.
– Les chevaux de poste sont-ils arrivés, mon garçon? dit Rodolphe.
– Oui, monsieur Rodolphe; on attelle.
Et le valet quitta le jardin.
M meGeorges, le curé et les habitants de la ferme ne connaissaient le protecteur de Fleur-de-Marie que sous le nom de M. Rodolphe.
La discrétion de Murph était impénétrable; autant il mettait de ponctualité à monseigneuriser Rodolphe dans le tête-à-tête, autant devant les étrangers il avait soin de ne jamais l’appeler autrement que M. Rodolphe.
– J’oubliais de vous prévenir, ma chère madame Georges, dit Rodolphe en regagnant la maison, que Marie a, je crois, la poitrine faible; les privations, la misère, ont altéré sa santé. Ce matin, au grand jour, j’ai été frappé de sa pâleur, quoique ses joues fussent colorées d’un rose vif; ses yeux aussi m’ont paru briller d’un éclat un peu fébrile. Il lui faudra de grands soins.
– Comptez sur moi, monsieur Rodolphe. Mais, Dieu merci! il n’y a rien de grave. À cet âge, à la campagne… au bon air, avec du repos, du bonheur, elle se remettra vite.
– Je le crois; mais il n’importe: je ne me fie pas à vos médecins de campagne… Je dirai à Murph d’amener ici un docteur habile, et il indiquera le meilleur régime à suivre. Vous me donnerez souvent des nouvelles de Marie. Dans quelque temps, lorsqu’elle sera bien reposée, bien calmée, nous songerons à son avenir. Peut-être vaudrait-il mieux pour elle de rester toujours auprès de vous… si son caractère et sa conduite vous conviennent.
– Ce serait mon désir, monsieur Rodolphe; elle me tiendrait lieu de l’enfant que je regrette tous les jours.
– Enfin, espérons pour vous, espérons pour elle.
Au moment où Rodolphe et M meGeorges approchaient de la ferme, Murph et Marie arrivaient de leur côté.
Marie était animée par la promenade. Rodolphe fit remarquer à M meGeorges la coloration des pommettes de la jeune fille, couleurs vives, circonscrites, qui contrastaient beaucoup avec la blancheur délicate de son teint.
Le digne gentilhomme abandonna le bras de la Goualeuse, et vint dire à l’oreille de Rodolphe, d’un air presque confus:
– Cette petite fille m’a ensorcelé; je ne sais pas maintenant qui m’intéresse le plus, d’elle ou de M meGeorges. J’étais une bête sauvage et féroce.
– Ne t’arrache pas les cheveux pour cela, vieux Murph, dit Rodolphe en souriant et en serrant la main du squire.
M meGeorges, s’appuyant sur le bras de Marie, entra avec elle dans le petit salon du rez-de-chaussée, où attendait l’abbé Laporte.
Murph alla veiller aux préparatifs du départ.
M meGeorges, Marie, Rodolphe et le curé restèrent seuls.
Simple, mais très-confortable, ce petit salon était tendu et meublé de toile de perse, comme le reste de la maison, d’ailleurs exactement dépeinte à la Goualeuse par Rodolphe.
Un épais tapis couvrait le plancher, un bon feu flambait dans l’âtre, et deux énormes bouquets de reines-marguerites de toutes couleurs, placés dans deux vases de cristal, répandaient dans cette pièce leur légère odeur balsamique.
À travers les persiennes vertes à demi fermées, on voyait la prairie, la petite rivière, et au delà le coteau planté de châtaigniers.
L’abbé Laporte, assis auprès de la cheminée, avait quatre-vingts ans passés; depuis les derniers jours de la Révolution il desservait cette pauvre paroisse.
On ne pouvait rien voir de plus vénérable, de plus doucement imposant que sa physionomie sénile, amaigrie et un peu souffrante, encadrée de longs cheveux blancs qui tombaient sur le collet de sa soutane noire, rapiécée en plus d’un endroit; l’abbé aimant mieux, disait-il, habiller deux ou trois pauvres enfants d’un bon drap bien chaud, que de faire le muguet, c’est-à-dire garder ses soutanes moins de deux ou trois ans.
Le bon abbé était si vieux, si vieux, que ses mains tremblaient toujours; il y avait quelque chose de touchant dans ce mouvement: aussi, lorsque quelquefois il les élevait en parlant, on eût dit qu’il bénissait.
Rodolphe observait Marie avec intérêt.
S’il l’eût moins connue, ou plutôt moins devinée, il se fût peut-être étonné de la voir approcher de l’abbé avec une sorte de pieuse sérénité.
L’admirable instinct de Marie lui disait que la honte finit où le repentir et l’expiation commencent.
– Monsieur l’abbé, dit respectueusement Rodolphe, M meGeorges veut bien se charger de cette jeune fille, pour laquelle je vous demande vos bontés.
– Elle y a droit, monsieur, comme tous ceux qui viennent à nous. La clémence de Dieu est inépuisable, ma chère enfant… il vous l’a prouvé en ne vous abandonnant pas… dans de bien douloureuses épreuves… Je sais tout. (Et il prit la main de Marie dans ses mains tremblantes et vénérables.) L’homme généreux qui vous a sauvée a réalisé cette parole de l’Écriture: «Le Seigneur est près de ceux qui l’invoquent; il accomplira les désirs de ceux qui le redoutent; il écoutera leurs cris et les sauvera.» Maintenant, méritez ses bontés par votre conduite; vous me trouverez toujours pour vous encourager, pour vous soutenir… dans la bonne voie où vous entrez. Vous aurez dans M meGeorges un exemple de tous les jours, en moi un conseil vigilant. Le Seigneur terminera son œuvre.
– Et je le prierai pour ceux qui ont eu pitié de moi, et qui m’ont ramenée à lui, mon père, dit la Goualeuse.
Par un mouvement presque involontaire, elle se jeta à genoux devant le prêtre. L’émotion était trop forte, les sanglots l’étouffaient. M meGeorges, Rodolphe, l’abbé… étaient profondément touchés.
– Relevez-vous, ma chère enfant, dit le curé, vous mériterez bientôt… l’absolution de grandes fautes dont vous avez été plutôt victime que coupable; car, pour parler encore avec le prophète: «Le Seigneur soutient tous ceux qui sont près de tomber, et il relève tous ceux qu’on accable.»
– Adieu, Marie, lui dit Rodolphe en lui donnant une petite croix d’or, dite à la Jeannette, attachée à un ruban de velours noir. Il ajouta: – Gardez cette petite croix en souvenir de moi; j’y ai fait graver ce matin la date du jour de votre délivrance… de votre rédemption. Bientôt je reviendrai vous voir.
Marie porta la croix à ses lèvres.
Murph, à ce moment, ouvrit la porte du salon.
– Monsieur Rodolphe, les chevaux sont prêts.
– Adieu, mon père; adieu, ma bonne madame Georges… Je vous recommande votre enfant. Encore adieu, Marie.
Le vénérable prêtre, appuyé sur le bras de M meGeorges et de la Goualeuse, qui soutenaient ses pas chancelants, sortit du salon pour voir partir Rodolphe.
Les derniers rayons du soleil coloraient vivement ce groupe intéressant et triste:
Un vieux prêtre, symbole de charité, de pardon et d’espérance éternelle;
Une femme éprouvée par toutes les douleurs qui peuvent accabler une épouse, une mère;
Une jeune fille sortant à peine de l’enfance, naguère jetée dans l’abîme du vice par la misère et par l’infâme obsession du crime.
Rodolphe monta en voiture; Murph prit place à ses côtés.
Les chevaux partirent au galop.
Le lendemain du jour où il avait confié la Goualeuse aux soins de M meGeorges, Rodolphe, toujours vêtu en ouvrier, se trouvait à midi précis à la porte du cabaret le Panier-Fleuri, situé non loin de la barrière de Bercy.
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