– Tenez, monseigneur, nous ne nous entendrons pas. Je vous le répète, ne parlons plus de cela.
– Et moi, je vous ordonne de parler! s’écria impérieusement Rodolphe.
– Je ne me suis jamais exposé à ce que monseigneur m’ordonnât de me taire: j’espère qu’il ne m’ordonnera pas de parler, répondit fièrement Murph.
– Monsieur Murph!!! s’écria Rodolphe avec un accent d’irritation croissante.
– Monseigneur!…
– Vous le savez, monsieur, je n’aime pas les réticences.
– Il me convient d’avoir des réticences, dit brusquement Murph.
– Apprenez, monsieur, que si je descends avec vous jusqu’à la familiarité, c’est à condition que vous vous élèverez jusqu’à la franchise.
Il est impossible de peindre la hauteur souveraine de la physionomie de Rodolphe en prononçant ces dernières paroles.
– Monseigneur, j’ai cinquante ans, je suis gentilhomme; vous ne devez pas me parler ainsi.
– Taisez-vous!
– Monseigneur!
– Taisez-vous!
– Monseigneur, il est indigne de forcer un homme de cœur à se souvenir des services qu’il a rendus.
– Tes services? Est-ce que je ne les paye pas de toutes façons?
Il faut le dire, Rodolphe n’avait pas attaché à ces mots cruels un sens humiliant qui plaçât Murph dans la position d’un mercenaire; malheureusement celui-ci les interpréta de la sorte. Il devint pourpre de honte, porta ses deux poings crispés à son front chauve avec une expression de douloureuse indignation; puis tout à coup, par un revirement subit, jetant les yeux sur Rodolphe, dont la noble figure était alors contractée, enlaidie par la violence d’un dédain farouche, Murph étouffa un soupir, regarda le jeune homme avec une sorte de tendre commisération, et lui dit d’une voix émue:
– Monseigneur, revenez à vous, vous n’êtes pas raisonnable.
Ces mots mirent le comble à l’irritation de Rodolphe; son regard brilla d’un éclat sauvage; ses lèvres blanchirent, et, s’avançant vers Murph avec un geste de menace, il s’écria:
– Oses-tu bien…!
Murph se recula, et dit vivement, comme malgré lui:
– Monseigneur, monseigneur, SOUVENEZ-VOUS DU 13 JANVIER!
Ces mots produisirent un effet magique sur Rodolphe. Son visage, crispé par la colère, se détendit.
Il regarda fixement Murph, baissa la tête; puis, après un moment de silence, il murmura d’une voix altérée:
– Ah! monsieur, vous êtes cruel… Je croyais pourtant!… Et vous encore!… Vous!…
Rodolphe ne put achever, sa voix s’éteignit; il tomba sur un banc de pierre et cacha sa tête dans ses deux mains.
– Monseigneur, s’écria Murph désolé, mon bon seigneur, pardonnez-moi, pardonnez à votre vieux et fidèle Murph! Ce n’est que poussé à bout, et craignant, hélas! non pour moi, mais pour vous, les suites de votre emportement, que j’ai dit cela… Je l’ai dit sans colère, sans reproche, je l’ai dit malgré moi et avec compassion. Monseigneur, j’ai eu tort d’être susceptible… Mon Dieu! qui doit connaître votre caractère, si ce n’est moi, moi qui ne vous ai pas quitté depuis votre enfance! De grâce, dites que vous me pardonnez de vous avoir rappelé ce jour funeste… Hélas que d’expiations n’avez-vous pas…
Rodolphe releva la tête; il était très-pâle. Il dit à son compagnon d’une voix douce et triste:
– Assez, assez, mon vieil ami, je te remercie d’avoir éteint d’un mot ce fatal emportement; je ne te fais pas d’excuses, moi, des duretés que j’ai dites; tu sais bien qu’il y a loin du cœur aux lèvres, comme disent les bonnes gens de chez nous. J’étais fou, ne parlons plus de cela.
– Hélas! maintenant vous voilà triste pour longtemps… Suis-je assez malheureux!… Je ne désire rien tant que de vous voir sortir de votre humeur sombre et je vous y replonge par ma sotte susceptibilité. Mordieu! à quoi sert d’être honnête homme et d’avoir des cheveux gris, si ce n’est à endurer patiemment mes reproches qu’on ne mérite pas!
– Mais non, reprit Murph avec une exaltation comique, car elle contrastait avec son flegme habituel, mais non, il faut sans doute qu’on me flatte à la journée, qu’on me dise: «Monsieur Murph, vous êtes le modèle des serviteurs; Monsieur Murph, il n’y a pas de fidélité pareille à la vôtre; monsieur Murph, vous êtes un homme admirable; monsieur Murph! diable, peste! oh! oh! qu’il est beau, monsieur Murph! brave Murph!» Allons, vieux perroquet, fais donc gratter ta tête grise!!!
Puis, se ressouvenant des affectueuses paroles que Rodolphe lui avait dites au commencement de la conversation, il s’écria avec un redoublement de violence grotesque:
– Mais c’est qu’il m’avait appelé son bon, son vieux, son fidèle Murph!… Et moi qui vais comme un rustre, pour une boutade involontaire! à mon âge… Mordieu!… c’est à s’arracher les cheveux.
Et le digne gentilhomme porta ses deux mains à ses tempes.
Ces mots et ce geste étaient chez lui le signe du désespoir arrivé à son paroxysme. Malheureusement ou heureusement pour Murph, il était presque complètement chauve, ce qui rendait cette manifestation capillaire très-inoffensive, et cela à son grand et sincère regret; car lorsque l’action succédait à la parole, c’est-à-dire lorsque ses doigts crispés ne rencontraient que la surface de son crâne, luisante et polie comme du marbre, le digne squire était confus et honteux de sa présomption, il se regardait comme un hâbleur, comme un fanfaron. Hâtons-nous de dire, pour disculper Murph de tout soupçon de forfanterie, qu’il avait possédé la chevelure la plus épaisse, la plus dorée qui eût jamais orné le crâne d’un gentilhomme du Yorkshire.
Ordinairement le désappointement de Murph à l’endroit de sa chevelure amusait beaucoup Rodolphe; mais ses pensées étaient alors graves, douloureuses. Pourtant, ne voulant pas augmenter les regrets de son compagnon, il lui dit en souriant avec douceur:
– Écoute-moi, bon Murph: tu paraissais louer sans réserve le bien que j’ai fait à M meGeorges…
– Monsieur…
– Et t’étonner de mon intérêt pour cette pauvre fille perdue?
– Monseigneur, de grâce… j’ai eu tort… j’ai eu tort…
– Non… Je le conçois, les apparences ont pu te tromper… Seulement, comme tu connais ma vie… comme tu m’aides avec autant de fidélité que de courage dans la tâche que j’ai entreprise… il est de ton devoir ou, si tu l’aimes mieux, de ma reconnaissance, de te convaincre que je n’agis pas légèrement…
– Je le sais, monseigneur.
– Tu connais mes idées au sujet du bien que l’homme peut faire. Secourir d’honorables infortunes qui se plaignent, c’est bien. S’enquérir de ceux qui luttent avec honneur, avec énergie, et leur venir en aide, quelquefois à leur insu… prévenir à temps la misère ou la tentation, qui mènent au crime… c’est mieux. Réhabiliter à leurs propres yeux, rendre tout à fait honnêtes et bons ceux qui ont conservé purs quelques généreux sentiments au milieu du mépris qui les flétrit, de la misère qui les ronge, de la corruption qui les entoure, et pour cela braver, soi, le contact de cette misère, de cette corruption, de cette fange… c’est mieux encore. Poursuivre d’une haine vigoureuse, d’une vengeance implacable, le vice, l’infamie, le crime, qu’ils rampent dans la boue ou qu’ils trônent sur la soie, c’est justice… Mais secourir aveuglément une misère méritée, mais dégrader l’aumône et la pitié, mais prostituer ces chastes et pieuses consolatrices de mon âme blessée… les prostituer à des êtres indignes, infâmes, cela serait horrible, impie, sacrilège. Ce serait faire douter de Dieu. Et celui qui donne doit y faire croire.
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