Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome I

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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Fleur-de-Marie joignit les mains avec force. La surprise, la joie, la reconnaissance, le respect se peignirent sur sa ravissante figure; ses yeux se noyèrent de larmes, elle s’écria:

– Monsieur Rodolphe, vous êtes donc un ange du bon Dieu, que vous faites tant de bien aux malheureux sans les connaître, et que vous les délivrez de la honte et de la misère!!!

– Ma pauvre enfant, répondit Rodolphe avec un sourire de mélancolie profonde et d’ineffable bonté, quoique bien jeune, j’ai dans ma vie déjà souffert; cela vous explique ma compassion pour ceux qui souffrent. Fleur-de-Marie, ou plutôt Marie, allez avec M meGeorges. Oui, Marie, gardez désormais ce nom, doux et joli comme vous! Avant mon départ, nous causerons ensemble, et je vous quitterai bien heureux de vous savoir heureuse.

Fleur-de-Marie ne répondit rien, s’approcha de Rodolphe, fléchit à demi les genoux, et prit sa main et la porta respectueusement à ses lèvres avec un mouvement rempli de grâce et de modestie.

Puis elle suivit M meGeorges, qui la contemplait avec un intérêt profond.

XIII Murph et Rodolphe

Rodolphe se dirigea vers la cour de la ferme et y trouva l’homme de grande taille qui, la veille, déguisé en charbonnier, était venu l’avertir de l’arrivée de Tom et de Sarah.

Murph, tel est le nom de ce personnage, avait cinquante ans environ; quelques mèches blanches argentaient deux petites touffes de cheveux d’un blond vif qui frisaient de chaque côté de son crâne presque entièrement chauve: son visage large, coloré, était complètement rasé, sauf des favoris très-courts, d’un blond ardent, qui ne dépassaient pas le niveau de l’oreille, et s’arrondissaient en croissant sur ses joues rebondies. Malgré son âge et son embonpoint, Murph était alerte et robuste. Sa physionomie, quoique flegmatique, était à la fois bienveillante et résolue; il portait une cravate blanche, un grand gilet et un long habit noir à larges basques sa culotte, d’un gris verdâtre, était de même étoffe que ses guêtres à boutons de nacre, ne rejoignant pas tout à fait ses jarretières. Elles laissaient apercevoir ses bas de voyage, en laine écrue.

L’habillement et la mâle tournure de Murph rappelaient le type parfait de ce que les Anglais appellent le gentilhomme fermier. Hâtons-nous d’ajouter que Murph était Anglais gentilhomme (squire), mais non fermier.

Au moment où Rodolphe entra dans la cour, Murph remettait dans la poche d’une petite calèche de voyage une paire de pistolets qu’il venait de soigneusement essuyer.

– À qui diable en as-tu avec tes pistolets? lui dit Rodolphe.

– Cela me regarde, monseigneur, dit Murph en descendant du marchepied. Faites vos affaires, je fais les miennes.

– Pour quelle heure as-tu commandé les chevaux?

– Selon vos ordres, à la nuit tombante.

– Tu es arrivé ce matin?

– À huit heures. M meGeorges a eu le loisir de tout préparer.

– Tu as de l’humeur… Est-ce que tu n’es pas content de moi?

– Je ne le suis que trop, monseigneur… que trop. Un jour ou l’autre… enfin, le danger… c’est votre vie.

– Il te sied bien de parler! Si je te laissais faire, il n’y aurait de péril que pour toi et…

– Et quand vous feriez le bien sans risquer votre vie, où serait le grand mal, monseigneur?

– Où serait le grand plaisir, maître Murph?

– Vous, dit le squire en haussant les épaules, vous dans de pareilles tavernes!

– Oh! que vous voilà bien, vous autres John Bull, avec vos scrupules aristocratiques! croyant les grands seigneurs d’une essence supérieure à la vôtre, pauvres moutons, fiers de vos bouchers!!!

– Si vous étiez anglais, monseigneur, vous comprendriez cela… on honore qui honore. D’ailleurs, je serais Turc, Chinois ou Américain, que je trouverais encore que vous avez eu tort de vous exposer ainsi. Hier soir, dans cette abominable rue de la Cité, en allant pour déterrer avec vous ce Bras-Rouge, que l’enfer confonde! il m’a fallu la crainte de vous irriter, de vous désobéir, pour m’empêcher d’aller vous secourir dans votre lutte contre le bandit que vous avez trouvé dans l’allée de ce bouge.

– C’est-à-dire, monsieur Murph, que vous doutez de ma force et de mon courage!

– Malheureusement vous m’avez cent fois mis à même de ne douter ni de l’un ni de l’autre. Grâce à Dieu, Crabb de Ramsgate vous a appris à boxer; Lacour de Paris [74]vous a enseigné la canne, le chausson, et par curiosité l’argot; le fameux Bertrand vous a appris l’escrime, et dans vos essais contre ces professeurs vous avez eu souvent l’avantage. Vous tuez les hirondelles au vol avec un pistolet de munition, vous avez des muscles d’acier; quoique svelte et mince, vous me battriez aussi facilement qu’un cheval de course battrait un cheval de brasseur… Cela est vrai.

Rodolphe avait complaisamment écouté cette énumération de ses qualités de gladiateur; il reprit en souriant:

– Eh bien! alors que crains-tu?

– Je maintiens, monseigneur, qu’il n’est pas convenable que vous prêtiez le collet au premier goujat venu. Je ne vous dis pas cela à cause de l’inconvénient qu’il y a pour un honorable gentilhomme de ma connaissance à se noircir la figure avec du charbon et à avoir l’air d’un diable: malgré mes cheveux gris, mon embonpoint et ma gravité, je me déguiserais en danseur de corde, si cela pouvait vous servir; mais j’en suis pour ce que j’ai dit.

– Oh! je le sais bien, vieux Murph, lorsqu’une idée est rivée sous ton crâne de fer, lorsque le dévouement est implanté dans ton ferme et vaillant cœur, le démon userait ses dents et ses ongles à les en retirer.

– Vous me flattez, monseigneur, vous méditez quelque…

– Ne te gêne pas.

– Quelque folie, monseigneur.

– Mon pauvre Murph, tu prends mal ton temps pour me sermonner.

– Pourquoi?

– Je suis dans un de mes meilleurs moments d’orgueil et de bonheur… je suis ici…

– Dans un endroit où vous avez fait du bien?

– C’est un lieu de refuge contre tes homélies, c’est mon Temple-Bar…

– S’il en est ainsi, où diable voulez-vous que je vous prenne, monseigneur?

– Maître Murph, vous me flattez, vous voulez m’empêcher de faire quelque folie.

– Monseigneur, il y a des folies pour lesquelles je suis indulgent.

– Les folies d’argent?

– Oui, car, après tout, avec près de deux millions de revenu…

– On est souvent bien gêné, mon pauvre Murph.

– À qui le dites-vous, monseigneur!

– Et pourtant il y a des plaisirs si vifs, si purs, si profonds, qui coûtent si peu! Qu’y a-t-il de comparable à ce que j’ai éprouvé tout à l’heure, lorsque cette malheureuse créature s’est vue en sûreté ici, et que dans sa reconnaissance elle m’a baisé la main? Ce n’est pas tout: mon bonheur a un long avenir: demain, après-demain, pendant bien des jours, enfin, je pourrai songer avec délices à ce qu’éprouvera cette pauvre enfant en se réveillant dans cette tranquille retraite, auprès de cette excellente M meGeorges, qui l’aimera tendrement; car le malheur est sympathique au malheur.

– Oh! pour M meGeorges, jamais bienfaits n’ont été mieux placés. Noble, courageuse femme!… un ange de vertu, un ange! Je m’émeus rarement, et je me suis ému aux malheurs de M meGeorges… Mais votre nouvelle protégée!… Tenez, ne parlons pas de cela, monseigneur.

– Pourquoi, Murph?

– Monseigneur, vous faites ce que bon vous semble.

– Je fais ce qui est juste, dit Rodolphe avec une nuance d’impatience.

– Ce qui est juste… selon vous.

– Ce qui est juste devant Dieu et devant ma conscience, reprit sévèrement Rodolphe.

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