– Monseigneur, je n’ai pas voulu dire que vous aviez indignement placé vos bienfaits.
– Encore un mot, mon vieil ami. M meGeorges et la pauvre fille que je lui ai confiée sont parties des deux points extrêmes pour tomber dans un abîme commun… le malheur. L’une, heureuse, riche, aimée, honorée, douée de toutes les vertus, a vu son existence flétrie, brisée, anéantie par le scélérat hypocrite auquel d’aveugles parents l’avaient mariée… Je le dis avec joie, sans moi la malheureuse femme expirait de misère et de besoin; car la honte l’empêchait de s’adresser à personne.
– Ah! monseigneur, lorsque nous sommes arrivés dans cette mansarde, quelle effroyable pauvreté! C’était affreux… affreux!… Et lorsque après sa longue maladie elle s’est pour ainsi dire réveillée ici, dans cette maison si calme, quelle surprise! quelle reconnaissance! Vous avez raison, monseigneur, voir secourir de telles infortunes, cela fait croire à Dieu.
– Et c’est honorer Dieu que de les secourir; je le reconnais, rien n’est plus céleste que la vertu sereine et réfléchie, rien n’est plus respectable qu’une femme comme M meGeorges, qui, élevée par une mère pieuse et bonne dans une intelligente observance de tous les devoirs, n’y a jamais failli… jamais! et a vaillamment traversé les plus effroyables épreuves. Mais n’est-ce pas aussi honorer Dieu, dans ce qu’il a de plus divin, que de retirer de la fange une de ces rares natures qu’il s’est complu à douer?… Ne mérite-t-elle pas aussi pitié, intérêt, respect… oui, respect, la malheureuse enfant qui, abandonnée à son seul instinct; qui, torturée, emprisonnée, avilie, souillée, a saintement conservé, au fond de son cœur, les nobles germes que Dieu y avait semés? Si tu l’avais entendue, cette pauvre créature, au premier mot d’intérêt que je lui ai dit, à la première parole honnête et amie qu’elle ait entendue, comme les plus charmants instincts, les goûts les plus purs, les pensées les plus délicates, les plus poétiques, se sont éveillés en foule dans son âme ingénue, de même qu’au printemps les mille fleurs sauvages des prairies éclosent au moindre rayon de soleil… sans le savoir! Dans cet entretien d’une heure avec un pauvre ouvrier, j’ai découvert dans Fleur-de-Marie des trésors de bonté, de grâce, de sagesse, oui, de sagesse, mon vieux Murph. Un sourire m’est venu aux lèvres et une larme m’est venue aux yeux, lorsque dans son gentil babil, rempli de raison, elle m’a prouvé que je devais économiser quarante sous par jour, pour être au-dessus des besoins et des mauvaises tentations. Pauvre petite, elle disait cela d’un ton si sérieux, si pénétré! elle éprouvait une si douce satisfaction à me donner un sage conseil, une si douce joie à m’entendre promettre que je le suivrais!… J’étais ému… oh! ému jusqu’aux larmes, je te l’ai dit… Et l’on m’accuse d’être blasé, dur, inflexible… Oh! non, non, grâce à Dieu! quelquefois je sens encore mon cœur battre ardent et généreux… Mais toi-même tu es attendri, mon vieil ami… Allons, Fleur-de-Marie ne sera pas jalouse de M meGeorges, tu t’intéresses aussi à son sort.
– C’est vrai, monseigneur… Ce trait de vous faire économiser quarante sous par jour… vous croyant ouvrier… au lieu de vous engager à faire de la dépense pour elle… oui, ce trait-là me touche plus qu’il ne devrait peut-être.
– Et quand je songe que cette enfant a une mère riche, honorée, dit-on, qui l’a indignement abandonnée… Oh! si cela est… je le saurai, je l’espère… et je te dirai comment. Oh! si cela est! malheur… malheur à cette femme! elle aura une terrible expiation à subir… Murph, Murph… jamais je ne me suis senti des élans de haine plus implacable qu’en songeant à cette femme que je ne connais pas. Tu le sais, Murph… tu le sais… certaines vengeances me sont bien chères… certaines souffrances bien précieuses… j’ai bien soif de certaines larmes!
– Hélas! monseigneur, dit Murph, affligé de l’expression d’infernale méchanceté qui se peignait sur les traits de Rodolphe en parlant ainsi, je le sais, ceux qui méritent intérêt et compassion ont souvent dit de vous: «C’est donc un bon ange!» Ceux qui méritent mépris et haine se sont écriés, en vous maudissant, dans leur désespoir: «C’est donc le démon!…»
– Tais-toi, voici M meGeorges et Marie… Fais tout préparer pour notre départ; il faut être à Paris de bonne heure.
Marie (désormais nous donnerons ce nom à la Goualeuse), grâce aux soins de M meGeorges, n’était plus reconnaissable.
Un joli bonnet rond à la paysanne et deux épais bandeaux de cheveux blonds encadraient la figure virginale de la jeune fille. Un ample fichu de mousseline blanche se croisait sur son sein et disparaissait à demi sous la haute bavette carrée d’un petit tablier de taffetas changeant, dont les reflets bleus et roses miroitaient sur le fond sombre d’une robe carmélite qui semblait avoir été faite pour Marie.
Sa physionomie était profondément recueillie; certaines félicités jettent l’âme dans une ineffable tristesse, dans une sainte mélancolie.
Rodolphe ne fut pas surpris de la gravité de Marie, il s’y attendait. Joyeuse et babillarde, il aurait eu d’elle une idée moins élevée.
Avec un tact parfait, il ne lui fit pas le moindre compliment sur sa beauté, qui brillait pourtant ainsi du plus pur éclat.
Rodolphe sentait qu’il y avait quelque chose de solennel, d’auguste, dans cette espèce de rédemption d’une âme arrachée au vice.
On voyait sur les traits sérieux et résignés de M meGeorges la trace de longues souffrances, de profonds chagrins; elle regardait Marie avec une mansuétude, une compassion presque maternelle, tant la grâce et la douceur de cette jeune fille étaient sympathiques.
– Voilà mon enfant… qui vient vous remercier de vos bontés, monsieur Rodolphe, dit M meGeorges en présentant Marie à Rodolphe.
À ces mots de «mon enfant», la Goualeuse tourna lentement ses grands yeux vers sa protectrice et la contempla pendant quelques moments avec une expression de reconnaissance inexprimable.
– Merci pour Marie, ma chère madame Georges; elle est digne de ce tendre intérêt… et elle le méritera toujours.
– Monsieur Rodolphe, dit Marie d’une voix tremblante, vous comprenez… n’est-ce pas, que je ne trouve rien à vous dire?
– Votre émotion me dit tout, Marie…
– Oh! elle sent combien le bonheur qui lui arrive est providentiel, dit M meGeorges attendrie. Son premier mouvement, en entrant dans ma chambre, a été de se jeter à genoux devant mon crucifix.
– C’est que maintenant grâce à vous, monsieur Rodolphe… j’ose prier…, dit Marie en regardant son ami.
Murph se retourna brusquement: son flegme d’Anglais, sa dignité de squire, ne lui permettaient pas de laisser voir à quel point le touchaient les simples paroles de Marie.
Rodolphe dit à la jeune fille:
– Mon enfant, j’aurais à causer avec M meGeorges… Mon ami Murph vous conduira dans la ferme… et vous fera faire connaissance avec vos futurs protégés… Nous vous rejoindrons tout à l’heure… Eh bien! Murph… Murph, tu ne m’entends pas?…
Le bon gentilhomme tournait alors le dos et feignait de se moucher avec un bruit, un retentissement formidables; il remit son mouchoir dans sa poche, enfonça son chapeau sur ses yeux et, se retournant à demi, il offrit son bras à Marie.
Murph avait si habilement manœuvré que ni Rodolphe ni M meGeorges ne purent apercevoir son visage. Prenant le bras de la jeune fille, il se dirigea rapidement vers les bâtiments de la ferme, en marchant si vite que, pour le suivre, la Goualeuse fut obligée de courir, comme elle courait dans son enfance après la Chouette.
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