La veille, à dix heures du soir, le Chourineur s’était exactement trouvé au rendez-vous que lui avait assigné Rodolphe. La suite de ce récit fera connaître le résultat de ce rendez-vous.
Il était donc midi. Il pleuvait à torrents; la Seine, gonflée par des pluies presque continuelles, avait atteint une hauteur énorme et inondait une partie du quai.
Rodolphe regardait de temps à autre avec impatience du côté de la barrière; enfin, avisant au loin un homme et une femme qui s’avançaient abrités par un parapluie, il reconnut la Chouette et le Maître d’école.
Ces deux personnages étaient complètement métamorphosés: le brigand avait abandonné ses méchants habits et son air de brutalité féroce; il portait une longue redingote de castorine verte et un chapeau rond; sa cravate et sa chemise étaient d’une extrême blancheur. Sans l’épouvantable hideur de ses traits et le fauve éclat de son regard, toujours ardent et mobile, on eût pris cet homme, à sa démarche paisible, assurée, pour un honnête bourgeois.
La borgnesse, aussi endimanchée, portait un bonnet blanc, un grand châle en bourre de soie, façon cachemire, et tenait à la main un vaste cabas.
La pluie avait un moment cessé; Rodolphe surmonta un moment de dégoût et marcha droit au couple affreux.
À l’argot du tapis-franc le Maître d’école avait substitué un langage presque recherché, qui paraissait d’autant plus horrible qu’il annonçait un esprit cultivé et qu’il contrastait avec les forfanteries sanguinaires de ce brigand.
Lorsque Rodolphe s’approcha de lui, le Maître d’école le salua profondément; la Chouette fit la révérence.
– Monsieur… votre très-humble serviteur…, dit le Maître d’école. À vous rendre mes devoirs, enchanté de faire… ou plutôt de refaire votre connaissance… car avant-hier vous m’avez octroyé deux coups de poing à assommer un rhinocéros. Mais ne parlons pas de cela maintenant: c’était une plaisanterie de votre part, j’en suis sûr… une simple plaisanterie. N’y pensons plus… de graves intérêts nous rassemblent. J’ai vu hier soir, à onze heures, le Chourineur au tapis-franc; je lui ai donné rendez-vous ici ce matin, dans le cas où il voudrait être notre collaborateur; mais il paraît qu’il refuse décidément.
– Vous acceptez donc!
– Si vous vouliez, monsieur… Votre nom?
– Rodolphe.
– Monsieur Rodolphe… nous entrerions au Panier-Fleuri… ni moi ni madame nous n’avons déjeuné… Nous parlerions de nos petites affaires en cassant une croûte.
– Volontiers.
– Nous pouvons toujours causer en marchant. Vous et le Chourineur devez sans reproche un dédommagement à ma femme et à moi… Vous nous avez fait perdre plus de deux mille francs. La Chouette avait rendez-vous, près de Saint-Ouen, avec un grand monsieur en deuil qui était venu vous demander l’autre soir au tapis-franc; il proposait deux mille francs pour vous faire quelque chose… Le Chourineur m’a à peu près expliqué cela… Mais j’y pense, Finette, dit le brigand, va choisir un cabinet au Panier-Fleuri et commander le déjeuner: des côtelettes, un morceau de veau, une salade et deux bouteilles de Beaune première; nous te rejoignons.
La Chouette n’avait pas un instant quitté Rodolphe du regard; elle partit après avoir échangé un coup d’œil avec le Maître d’école. Celui-ci reprit:
– Je vous disais donc, monsieur Rodolphe, que le Chourineur m’avait édifié sur cette proposition de deux mille francs.
– Qu’est-ce que ça signifie, édifier?
– C’est juste… ce langage est un peu ambitieux pour vous; je voulais dire que le Chourineur m’avait à peu près appris ce que voulait de vous ce grand monsieur en deuil, avec ses deux mille francs.
– Bien, bien…
– Ça n’est pas déjà si bien, jeune homme; car le Chourineur ayant rencontré hier matin la Chouette près de Saint-Ouen, il ne l’a pas quittée d’une semelle dès qu’il a vu arriver le grand monsieur en deuil; de sorte que celui-ci n’a pas osé approcher. C’est donc deux mille francs qu’il faut que vous me fassiez regagner, sans compter cinq cents francs pour un portefeuille que nous devions rendre, mais que nous n’aurions pas d’ailleurs rendu, inspection faite des papiers qui nous ont paru valoir mieux que ça.
– Il contient donc de grandes valeurs?
– Il contient des papiers qui m’ont paru fort curieux, quoique la plupart soient écrits en anglais; et je les garde là, dit le brigand en frappant sur la poche de côté de sa redingote.
En apprenant que le Maître d’école avait encore les papiers saisis l’avant-veille sur Tom, Rodolphe fut très-satisfait; ils étaient pour lui d’une haute importance. Ses instructions au Chourineur n’avaient pas eu d’autre but que d’empêcher Tom de s’approcher de la Chouette; celui-ci garderait alors le portefeuille, et Rodolphe espérait s’en rendre possesseur.
– Je garde donc ces papiers comme une poire pour la soif, dit le brigand; car j’ai trouvé l’adresse du monsieur en deuil, et, d’une façon ou d’une autre, je le reverrai.
– Nous pourrons faire affaire si vous voulez; si notre coup réussit, je vous achèterai ces papiers, moi qui connais l’homme; ça me va mieux qu’à vous.
– Nous verrons… Mais d’abord revenons à nos moutons.
– Eh bien! donc, j’avais proposé une affaire superbe au Chourineur; il avait d’abord accepté, puis il s’est dédit.
– Il a toujours eu des idées singulières…
– Mais en se dédisant il m’a observé…
– Il vous a fait observer…
– Diable… vous êtes à cheval sur la grammaire.
– Maître d’école, c’est mon état.
– Il m’a fait observer que s’il ne mangeait pas de pain rouge il ne fallait pas en dégoûter les autres; et que vous pourriez me donner un coup de main.
– Et pourrais-je savoir, sans indiscrétion, pourquoi vous aviez donné rendez-vous au Chourineur hier matin à Saint-Ouen? Ce qui lui a procuré l’avantage de rencontrer la Chouette? Il a été embarrassé pour me répondre à ce sujet.
Rodolphe se mordit imperceptiblement les lèvres et répondit en haussant les épaules:
– Je le crois bien, je ne lui avais dit mon projet qu’à moitié… vous comprenez… ne sachant pas s’il était tout à fait décidé.
– C’était plus prudent…
– D’autant plus prudent que j’avais deux cordes à mon arc.
– Ah, bah!
– Certainement.
– Vous êtes un homme de précaution… Vous aviez donc donné rendez-vous au Chourineur à Saint-Ouen pour…
Rodolphe, après un moment d’hésitation, eut le bonheur de trouver une fable vraisemblable pour couvrir la maladresse du Chourineur; il reprit:
– Voici l’affaire… Le coup que je propose est très-bon, parce que le maître de la maison en question est à la campagne… toute ma peur était qu’il revienne. Pour être tranquille, je me dis: «Je n’ai qu’une chose à faire…»
– C’était de vous assurer de la présence réelle dudit maître à la campagne.
– Comme vous dites… Je pars donc pour Pierrefitte, où est sa maison de campagne… j’ai ma cousine, domestique là… vous comprenez!
– Parfaitement, mon gaillard. Eh bien?
– Ma cousine m’a dit que son maître ne revenait à Paris qu’après-demain…
– Après-demain?
– Oui.
– Très-bien. Mais j’en reviens à ma question… Pourquoi donner rendez-vous au Chourineur à Saint-Ouen?
– Vous n’êtes pas intelligent… Combien y a-t-il de Pierrefitte à Saint-Ouen?
– Une lieue environ.
– Et de Saint-Ouen à Paris?
– Autant.
– Eh bien? Si je n’avais trouvé personne à Pierrefitte, c’est-à-dire la maison déserte… il y avait là aussi un bon coup à faire… moins bon qu’à Paris, mais passable… Je revenais à Saint-Ouen rechercher le Chourineur qui m’attendait. Nous retournions à Pierrefitte par un chemin de traverse que je connais, et…
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