– Je comprends. Si, au contraire, le coup était pour Paris…?
– Nous gagnions la barrière de l’Étoile par le chemin de la Révolte, et de là à l’allée des Veuves…
– Il n’y a qu’un pas… c’est tout simple. À Saint-Ouen vous étiez à cheval sur vos deux opérations… cela était fort adroit. Maintenant je m’explique la présence du Chourineur à Saint-Ouen… Nous disons donc que la maison de l’allée des Veuves sera inhabitée jusqu’à après-demain.
– Inhabitée… sauf le portier.
– Bien entendu… Et c’est une opération avantageuse?
– Ma cousine m’a parlé de soixante mille francs en or dans le cabinet de son maître.
– Et vous connaissez les êtres?
– Comme ma poche… ma cousine est là depuis un an… et c’est à force de l’entendre parler des sommes que son maître retire de la banque pour les placer autrement que l’idée m’est venue… Comme le portier est vigoureux, j’en avais parlé au Chourineur… Il avait, après bien des façons, consenti… mais il a rechigné… Du reste, il n’est pas capable de vendre un ami.
– Non, il a du bon… Mais nous voici arrivés. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais l’air du matin m’a donné de l’appétit…
La Chouette était sur le seuil de la porte du cabaret.
– Par ici, dit-elle, par ici!… J’ai commandé notre déjeuner.
Rodolphe voulut faire passer le brigand devant lui; il avait pour cela ses raisons… mais le Maître d’école mit tant d’instance à se défendre de cette politesse que Rodolphe passa d’abord.
Avant de se mettre à table, le Maître d’école frappa légèrement sur l’une et l’autre des cloisons, afin de s’assurer de leur épaisseur et de leur sonorité.
– Nous n’aurons pas besoin de parler trop bas, dit-il, la cloison n’est pas mince. On nous servira tout d’un coup, et nous ne serons pas dérangés dans notre conversation.
Une servante de cabaret apporta le déjeuner.
Avant que la porte fût fermée, Rodolphe vit le charbonnier Murph gravement attablé dans un cabinet voisin.
La chambre où se passait la scène que nous décrivons était longue, étroite, et éclairée par une fenêtre qui donnait sur la rue et faisait face à la porte.
La Chouette tournait le dos à cette croisée, le Maître d’école était d’un côté de la table, Rodolphe de l’autre.
La servante sortie, le brigand se leva, prit son couvert et alla s’asseoir à côté de Rodolphe de façon à lui masquer la porte.
– Nous causerons mieux, dit-il, et nous n’aurons pas besoin de parler si haut…
– Et puis vous voulez vous mettre entre la porte et moi pour m’empêcher de sortir…, répliqua froidement Rodolphe.
Le Maître d’école fit un signe affirmatif; puis, tirant à demi de la poche de côté de sa redingote un long stylet rond et gros comme une forte plume d’oie, emmanché dans une poignée de bois qui disparaissait sous ses doigts velus:
– Vous voyez ça?…
– Oui.
– Avis aux amateurs.
Et, fronçant ses sourcils par un mouvement qui rida son front large et plat comme celui d’un tigre, il fit un geste significatif.
– Et fiez-vous à moi. J’ai affilé le surin [75] de mon homme, ajouta la Chouette.
Rodolphe, avec une merveilleuse aisance, mit la main sous sa blouse, et en tira un pistolet à deux coups, le fit voir au Maître d’école et le remit dans sa poche.
– Nous sommes faits pour nous entendre, dit le brigand; mais vous ne m’entendez pas… Je vais supposer l’impossible… Si on venait m’arrêter, que vous m’ayez ou non tendu la souricière… je vous refroidirais!
Et il jeta un regard féroce sur Rodolphe.
– Tandis que moi je saute sur lui, pour t’aider, Fourline! s’écria la Chouette.
Rodolphe ne répondit rien, haussa les épaules, se versa un verre de vin et le but.
Ce sang-froid imposa au Maître d’école.
– Je vous prévenais seulement.
– Bien, bien! renfoncez votre lardoire dans votre poche, il n’y a pas ici de poulet à larder. Je suis un vieux coq, et j’ai de bons ergots, mon homme, dit Rodolphe. Maintenant, parlons affaires…
– Parlons affaires… mais ne dites pas de mal de ma lardoire. Ça ne fait pas de bruit, ça ne dérange personne…
– Et on fait de l’ouvrage bien propre, n’est-ce pas, Fourline? ajouta la Chouette.
– À propos, dit Rodolphe à la Chouette, est-ce que c’est vrai que vous connaissez les parents de la Goualeuse?
– Mon homme a mis dans le portefeuille du grand messière en noir deux lettres qui parlent de ça… Mais elle ne les verra pas, la petite gironde… Je lui arracherais plutôt les yeux de ma propre main… Oh! quand je la retrouverai au tapis-franc, son compte sera bon…
– Ah çà! Finette, nous parlons, nous parlons, et les affaires ne marchent pas.
– On peut jaspiner devant elle? demanda Rodolphe.
– En toute confiance; elle est éprouvée et pourra nous être d’un grand secours pour faire le guet, prendre des informations, receler, vendre, etc.; elle a toutes les qualités d’une excellente femme de ménage… Bonne Finette! ajouta le brigand en tendant la main à l’horrible vieille, vous n’avez pas d’idée des services qu’elle m’a rendus… Mais si tu ôtais ton châle, Finette, tu pourrais avoir froid en sortant… mets-le sur la chaise avec ton cabas…
La Chouette se débarrassa de son châle.
Malgré sa présence d’esprit et l’empire qu’il avait sur lui-même, Rodolphe ne put retenir un mouvement de surprise en voyant, suspendu par un anneau d’argent à une grosse chaîne de similor que la vieille avait au cou, un petit saint-esprit de lapis-lazuli, en tout conforme à la description de celui que le fils de M meGeorges portait à son cou lors de sa disparition.
À cette découverte, une idée subite vint à l’esprit de Rodolphe. Selon le Chourineur, le Maître d’école, évadé du bagne depuis six mois, avait mis en défaut toutes les recherches de la police en se défigurant… et depuis six mois le mari de M meGeorges avait disparu du bagne, sans qu’on sût ce qu’il était devenu.
À cet étrange rapprochement, Rodolphe songea que le Maître d’école pouvait bien être le mari de cette infortunée.
Ce misérable avait appartenu à la classe aisée de la société… et le Maître d’école s’exprimait en termes choisis.
Un souvenir en éveille un autre: Rodolphe se rappela encore que M meGeorges lui ayant un jour raconté, en frémissant, l’arrestation de son mari, parla de la résistance désespérée de ce monstre, qui fut sur le point de s’échapper, grâce à sa force herculéenne…
Si ce brigand était le mari de M meGeorges, il devait connaître le sort de son fils. De plus, le Maître d’école conservait quelques papiers relatifs à la naissance de la Goualeuse dans le portefeuille volé par lui sur l’étranger connu sous le nom de Tom.
Rodolphe avait donc de nouveaux et graves motifs de persévérer dans ses projets.
Heureusement sa préoccupation échappa au brigand, fort occupé de servir la Chouette.
Rodolphe dit à la borgnesse:
– Morbleu!… vous avez là une belle chaîne…
– Belle… et pas chère…, dit en riant la vieille. C’est du faux orient, en attendant que mon homme m’en donne une de vrai…
– Cela dépendra de monsieur, Finette… si nous faisons une bonne affaire, sois tranquille.
– C’est étonnant comme c’est bien imité, poursuivit Rodolphe. Et au bout… qu’est-ce donc que cette petite chose bleue?
– C’est un cadeau de mon homme, en attendant qu’il me donne une toquante… n’est-ce pas, Fourline?
Читать дальше