– Eh bien! madame Georges, que pensez-vous de Marie? dit Rodolphe.
– Monsieur Rodolphe, je vous l’ai dit: à peine entrée dans ma chambre… voyant mon christ, elle a couru s’agenouiller… Il m’est impossible de vous exprimer tout ce qu’il y a de spontané, de naturellement religieux dans ce mouvement. J’ai compris à l’instant que son âme n’était pas dégradée. Et puis, monsieur Rodolphe, l’expression de sa reconnaissance pour vous n’a rien d’exagéré, d’emphatique; elle n’en est que plus sincère. Encore un mot qui vous prouvera combien l’instinct religieux est puissant en elle; je lui ai dit: «Vous avez dû être bien étonnée, bien heureuse, lorsque M. Rodolphe vous a annoncé que vous resteriez ici désormais?… Quelle profonde impression cela a dû vous causer!… «- Oh! oui, m’a-t-elle répondu; quand M. Rodolphe m’a dit cela, alors je ne sais ce qui s’est passé en moi tout à coup; mais j’ai éprouvé l’espèce de bonheur pieux, de saint respect que j’éprouvais lorsque j’entrais dans une église… quand je pouvais y entrer, a-t-elle ajouté, car vous savez, madame…» Je ne l’ai pas laissée achever en voyant sa figure se couvrir de honte. – Je sais, mon enfant… et je vous appellerai toujours mon enfant… si vous le voulez bien… je sais que vous avez beaucoup souffert: mais Dieu bénit ceux qui l’aiment et ceux qui le craignent… ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent…
– Allons, ma bonne madame Georges, je suis doublement content de ce que j’ai fait. Cette pauvre fille vous intéressera… Vous n’aurez qu’à semer pour recueillir; vous avez deviné juste, ses instincts sont excellents.
– Ce qui m’a encore touchée, monsieur Rodolphe, c’est qu’elle ne s’est pas permis la moindre question sur vous, quoique sa curiosité dût être bien excitée. Frappée de cette réserve pleine de délicatesse, je voulus savoir si elle en avait la conscience. Je lui dis: – Vous devez être bien curieuse de savoir quel est votre mystérieux bienfaiteur? «- Je le sais… me répondit-elle avec une naïveté charmante, il s’appelle mon bienfaiteur.»
– Ainsi donc vous l’aimerez? Excellente femme, sa compagnie vous sera douce… Elle occupera du moins votre cœur…
– Oui, je m’occuperai d’elle comme je me serais occupée de lui, dit M meGeorges d’une voix déchirante.
Rodolphe lui prit la main.
– Allons, allons, ne vous découragez pas encore… Si nos recherches ont été vaines jusqu’ici, peut-être un jour…
M meGeorges secoua tristement la tête et dit amèrement:
– Mon pauvre fils aurait vingt ans maintenant…
– Dites donc qu’il a cet âge.
– Dieu vous entende et vous exauce, monsieur Rodolphe!
– Il m’exaucera… je l’espère bien… Hier j’étais allé (mais en vain) chercher un certain drôle surnommé Bras-Rouge, qui pouvait peut-être, m’avait-on dit, me renseigner sur votre fils. En descendant de chez Bras-Rouge, à la suite d’une rixe, j’ai rencontré cette malheureuse enfant…
– Hélas! tant mieux!… au moins votre bonne résolution pour moi vous a mis sur la voie d’une nouvelle infortune, monsieur Rodolphe.
– Depuis longtemps d’ailleurs je voulais explorer ces classes misérables… presque certain qu’il y avait là aussi quelques âmes à enlever au vieux Satan, que je m’amuse à contrecarrer souvent, ajouta Rodolphe en souriant, et à qui je dérobe quelquefois ses meilleurs morceaux. Puis il reprit d’un ton plus sérieux: Vous n’avez aucune nouvelle de Rochefort?
– Aucune, dit M meGeorges à voix basse en tressaillant.
– Tant mieux! ce monstre aura trouvé la mort dans les bancs de vase en cherchant à s’évader. Son signalement est assez répandu; c’est un scélérat assez redoutable pour qu’on ait mis toute l’activité possible à le découvrir; et, depuis six mois environ qu’il est sorti du ba…
Rodolphe s’arrêta au moment de prononcer ce terrible mot.
– Du bagne! oh! dites-le… du bagne! s’écria la malheureuse femme avec horreur et d’une voix presque égarée. Le père de mon fils!… Ah! si ce malheureux enfant vit encore… si, comme moi, il n’a pas changé de nom, quelle honte! Et cela n’est rien encore… Son père a peut-être tenu son horrible promesse. Ah! monsieur Rodolphe, pardonnez-moi; mais, malgré vos bienfaits, je suis encore bien malheureuse!
– Pauvre femme, calmez-vous.
– Quelquefois il me prend d’horribles frayeurs. Je me figure que mon mari s’est échappé sain et sauf de Rochefort; qu’il me cherche pour me tuer comme il a peut-être tué notre enfant. Car enfin, qu’en a-t-il fait? qu’en a-t-il fait?
– Ce mystère est le tombeau de mon esprit, dit Rodolphe d’un air pensif. Dans quel intérêt ce misérable a-t-il emporté votre fils, lorsqu’il y a quinze ans, m’avez-vous dit, il a tenté de passer en pays étranger? Un enfant de cet âge ne pouvait qu’embarrasser sa fuite.
– Hélas! monsieur Rodolphe, lorsque mon mari (la malheureuse frissonna en prononçant ce mot), arrêté sur la frontière, a été ramené à Paris et jeté dans la prison où l’on m’a permis de pénétrer, ne m’a-t-il pas dit ces horribles paroles: «J’ai emporté ton enfant parce que tu l’aimes, et que c’est un moyen de te forcer de m’envoyer de l’argent, dont il profitera ou ne profitera pas… ça me regarde. Qu’il vive ou qu’il meure, peu t’importe; mais s’il vit, il sera entre bonnes mains; tu boiras la honte du fils comme tu as bu la honte du père.» Hélas! un mois après, mon mari était condamné pour la vie. Depuis, les instances, les prières dont mes lettres étaient remplies, tout a été vain; je n’ai rien pu savoir sur le sort de cet enfant… Ah! monsieur Rodolphe, mon fils, où est-il à présent? Ces épouvantables paroles me reviennent toujours à la pensée: «Tu boiras la honte du fils comme tu as bu celle du père!»
– Mais ce serait une atrocité inexplicable; pourquoi vicier, corrompre ce malheureux enfant? pourquoi surtout vous l’enlever?
– Je vous l’ai dit, monsieur Rodolphe, pour me forcer à lui envoyer de l’argent; quoiqu’il m’ait ruinée, il me restait quelques dernières ressources qui s’épuisèrent ainsi. Malgré sa scélératesse, je ne pouvais croire qu’il n’employât au moins une partie de cette somme à faire élever ce malheureux enfant.
– Et votre fils n’avait aucun signe, aucun indice qui pût servir à le faire reconnaître?
– Aucun autre que celui dont je vous ai parlé, monsieur Rodolphe: un petit saint-esprit sculpté en lapis-lazuli, attaché à son cou par une petite chaînette d’argent. Cette relique, bénie par le saint-père, venait de ma mère; elle l’avait portée étant petite, et y attachait une grande vénération. Je l’avais aussi portée: je l’avais mise au cou de mon fils! Hélas! ce talisman a perdu sa vertu.
– Qui sait, bonne mère? Dieu est tout-puissant.
– La Providence ne m’a-t-elle pas placée sur votre chemin, monsieur Rodolphe?
– Trop tard, ma bonne madame Georges, trop tard. Je vous aurais épargné peut-être bien des années de chagrin.
– Ah! monsieur Rodolphe, ne m’avez-vous pas comblée?
– En quoi? J’ai acheté cette ferme. Au temps de votre prospérité, vous faisiez, par goût, valoir vos biens; vous avez consenti à me servir de régisseur; grâce à vos soins excellents, à votre intelligente activité, cette métairie me rapporte…
– Vous rapporte, monsieur? dit M meGeorges interrompant Rodolphe; n’est-ce pas moi qui paye le fermage à notre bon abbé Laporte? et cette somme n’est-elle pas, selon vos ordres, distribuée par lui en aumônes?
– Eh bien! n’est-ce pas un excellent rapport? Mais vous avez fait prévenir ce cher abbé de mon arrivée, n’est-ce pas? Je tiens à lui recommander ma protégée. Il a reçu ma lettre?
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