«Et voyez à présent Jonas saisi comme une ancre et jeté à la mer. Sur-le-champ, à l’est s’étale une mer d’huile et les flots sont apaisés car Jonas emporte avec lui la tempête et l’eau derrière lui est sans rides. Il est happé dans le maelström d’un remous si irrésistible qu’il s’aperçoit à peine de l’instant où le bouillonnement le jette entre les mâchoires béantes qui l’attendent, et la baleine claque ses dents d’ivoire et ferme sur sa prison autant de barreaux blancs. Alors Jonas pria Dieu dans le ventre de la baleine. Mais méditez sa prière et tirez-en une leçon majeure. Car tout pécheur qu’il soit, Jonas ne pleure ni ne gémit pour son immédiate délivrance. Il trouve juste ce châtiment affreux. Il laisse à Dieu le soin entier de sa délivrance, car malgré ses affres et ses douleurs, il met son bonheur à voir encore son saint temple. Et cela, camarades, c’est le vrai repentir, sans cris pour demander un pardon et reconnaissant de la punition. Combien cette attitude de Jonas fut agréable à Dieu, sa délivrance hors de la mer et de la baleine le prouve bien. Camarades, je ne vous propose pas Jonas en exemple pour son péché, mais comme modèle du repentir. Ne péchez pas; mais si vous le faites, tâchez de le regretter à la manière de Jonas.»
Tandis qu’il disait ces mots, la tempête au-dehors hululante, hurlante et cinglante paraissait ajouter un poids nouveau à ces mots et le prédicateur, en décrivant l’ouragan dans lequel Jonas s’était trouvé pris, semblait lui-même secoué par l’orage. Une lame de fond soulevait sa large poitrine, les mouvements de ses bras imitaient la guerre que se livraient les quatre éléments, le tonnerre naissait sous son sourcil brun et l’éclair en son œil, ses auditeurs, dans la simplicité de leur âme, le regardaient avec une crainte soudaine et inaccoutumée.
Puis l’accalmie s’étendit jusqu’à lui et il tourna une fois de plus, en silence, les pages du Livre et, enfin, se tenant immobile, les yeux clos, il rentra en lui-même et en Dieu.
Mais il se pencha à nouveau vers les fidèles et, baissant très bas la tête avec la plus profonde et la plus virile humilité, il ajouta:
«Camarades, Dieu n’a posé qu’une seule main sur vous, il pèse sur moi de ses deux mains. Je vous ai lu, avec la pauvre lumière qui est mienne, la leçon que Jonas enseigne à tous les pécheurs, à vous, à moi plus encore, car je suis un plus grand pécheur que vous. Et maintenant je descendrai avec joie du grand mât pour venir m’asseoir à votre place sur les écoutilles, tandis que quelqu’un me lirait cette autre et plus terrible leçon que Jonas m’apprend à moi, en tant que pilote du Dieu vivant. Combien l’Oint du Seigneur étant son pilote-prophète, le porte-parole de la vérité, lorsqu’il reçut de Dieu l’ordre d’aller faire entendre ces vérités importunes à la perverse Ninive, combien Jonas, épouvanté par l’hostilité qu’il soulèverait, mit d’ardeur à refuser cette mission en tentant d’échapper à son devoir et à son Dieu en embarquant sur un navire à Joppé. Mais Dieu est partout; et Jonas n’arriva jamais à Tarsis. Comme nous l’avons vu, Dieu le rattrapa par l’entremise de la baleine, et l’engloutit dans l’abîme du châtiment, l’entraîna rapidement «dans le cœur de la mer» où les remous des courants l’aspirèrent à une profondeur de dix mille brasses et «les roseaux entourèrent sa tête» et toutes les vagues et les flots du malheur passèrent sur lui. Mais alors même qu’il se trouvait où ne saurait atteindre aucune sonde, dans «le sein du séjour des morts», alors même que la baleine était descendue jusqu’aux racines des montagnes, Dieu entendit les cris de son prophète englouti et repentant. Alors l’Éternel parla au poisson et, du fond des ténèbres glacées, la baleine remonta vers le chaud et bon soleil, vers toutes les délices de l’air et de la terre; et elle «vomit Jonas sur la terre», alors la parole de l’Éternel fut adressée à Jonas une seconde fois, et Jonas, vaincu et meurtri, ses oreilles, comme deux coquillages, répétant à l’infini l’écho de l’Océan, Jonas se soumit à la volonté du Tout-Puissant. Et qu’était-elle, camarades? Prêcher la Vérité à la face du Mensonge! Oui, c’était bien cela!
«Et ceci, camarades, ceci est cette autre leçon: malheur au pilote du Dieu vivant qui se dérobe. Malheur à celui qui, séduit par ce monde, se soustrait au devoir de répandre l’Évangile! Malheur à celui qui cherche à verser de l’huile sur les eaux que Dieu a soulevées en tempête! Malheur à celui qui cherche à plaire plutôt qu’à semer la crainte! Malheur à celui qui préfère le renom à la bonté! Malheur à celui qui, en ce monde, ne va pas au-devant des affronts! Malheur à celui qui ne reste pas fidèle à la vérité lorsqu’un mensonge peut le sauver! Oui, malheur à celui qui, avec le grand Pilote Paul, lorsqu’il prêche aux autres, ne se reconnaît pas pour le plus grand des pécheurs!»
Il parut un instant abattu et absent, puis, relevant la tête, il regarda à nouveau l’assemblée, une joie profonde illuminait son regard tandis qu’il s’écriait avec une ferveur céleste: «Mais, ô camarades! à tribord de toute douleur, la joie vous attend, elle s’élèvera d’autant plus haut que l’abîme de la douleur aura été plus profond. La pomme du grand mât n’est-elle pas d’autant plus haute que la contre-quille est plus profonde? La joie est le partage – une joie culminante et une joie intérieure – de celui qui, contre les dieux orgueilleux et les commodores de cette terre, demeure inexorablement fidèle à lui-même. La joie est à celui dont les bras restent fermes à le soutenir quand le navire de ce monde trompeur a sombré sous lui. La joie est à celui qui, sans merci devant la vérité, tue, brûle et détruit tout péché même s’il se cache dans les toges des juges et des sénateurs. La joie de la flèche de mât de perroquet est à celui qui ne reconnaît d’autre loi que celle du Seigneur, d’autre maître que son Dieu et n’a d’autre patrie que le ciel. La joie est à celui que toutes les vagues et les lames de cette mer tumultueuse de la foule ne peuvent arracher à la quille infaillible des siècles. Éternelles seront la joie et les délices de celui qui, proche de son ultime repos, peut dire avec son dernier souffle: «Ô Père – Toi dont je connais avant tout la colère – mortel ou immortel, me voici sur le point de mourir. J’ai lutté pour être tien, plus que pour appartenir à ce monde ou m’appartenir à moi-même. Et pourtant ce n’est rien… Je t’abandonne l’Éternité, car l’homme, qu’est-il pour prétendre à la durée de son Dieu?»
Il se tut, fit le geste lent d’une bénédiction, enfouit son visage entre ses mains, et resta là, agenouillé, jusqu’à ce que, tout le monde étant parti, il demeura seul.
CHAPITRE X Un ami de cœur
De retour à l’Auberge du Souffleur, revenant de la chapelle, j’y trouvai Queequeg tout seul; il était parti avant la bénédiction. Assis sur un banc, devant le feu, les pieds dans le foyer, il tenait tout contre son visage sa petite idole noire; la contemplant ardemment, il lui amenuisait doucement le nez avec son couteau tout en fredonnant pour lui-même quelque païenne mélopée.
Se trouvant interrompu, il abandonna sa figurine et bientôt se dirigea vers la table, y prit un grand livre qui s’y trouvait, le posa sur ses genoux et se mit à en compter les pages avec une méthodique régularité; à chaque cinquantième page – ce fut du moins ce que j’en conclus – il s’arrêtait un instant, regardait dans le vague, et émettait un long sifflement perlé qui témoignait de son étonnement; il semblait recommencer à un comme s’il ne savait pas compter au-delà de cinquante et ce n’était que cette accumulation de cinquantaines qui excitait son admiration quant au nombre de pages.
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