Ainsi, bien qu’il restât en son cœur un idolâtre convaincu il vivait cependant parmi ces chrétiens, portait les mêmes vêtements qu’eux et s’efforçait de parler leur charabia. C’est pourquoi il avait d’étranges manières bien qu’il eût quitté son pays depuis un certain temps déjà.
Je lui demandai allusivement s’il ne se proposait pas d’y retourner et de s’y faire couronner puisque selon les dernières nouvelles qu’il avait eues son père était bien vieux et affaibli, ce qui laissait à croire qu’il devait être mort à présent. Il me répondit que non, pas encore; et il ajouta qu’il craignait que la chrétienté, ou plutôt les chrétiens, l’aient rendu indigne d’accéder à ce trône pur et sans tache où trente rois païens l’avaient précédé. Mais il s’en retournerait une fois ou l’autre, ajouta-t-il, dès qu’il se sentirait comme baptisé à nouveau. Pour le moment, il se proposait de naviguer et de jeter sa gourme dans les quatre océans. On avait fait de lui un harponneur, et son fer à présent lui tenait lieu de sceptre.
Je lui demandai quels seraient éventuellement ses projets immédiats de déplacement. Il me répondit: retourner à nouveau à la mer, sa vocation première. Sur ce, je lui déclarai que moi-même je souhaitais m’embarquer pour la pêche à la baleine, l’informai de mon intention de faire voile depuis Nantucket car c’était le port offrant le plus de ressources pour le départ d’un baleinier aventureux. Il résolut aussitôt de m’accompagner sur cette île, d’embarquer sur le même navire, de prendre les mêmes heures de quart, la même pirogue, de faire gamelle avec moi, bref de partager en tout mon sort et, mes deux mains dans les siennes, de plonger avec moi courageusement dans les hasards de ce monde et de l’autre. À tout cela je consentis avec joie, car, indépendamment de l’affection que j’éprouvais désormais pour Queequeg, il était un harponneur chevronné et, en tant que tel, ne pouvait manquer d’être du plus grand secours à quelqu’un qui, comme moi, ignorait tout des mystères de la pêche à la baleine, bien que la mer me fût une vieille connaissance à la façon dont peut la connaître un marin marchand.
Son histoire prit fin avec une mourante dernière bouffée de pipe, Queequeg me donna l’accolade, pressa son front contre le mien et souffla la lumière, nous nous retournâmes chacun vers les bords du lit et nous endormîmes aussitôt.
CHAPITRE XIII La brouette
Le lendemain matin lundi, après avoir déposé la tête réduite chez un coiffeur en guise de tête à perruque, je réglai ma note et celle de mon camarade, avec l’argent de ce dernier toutefois. Le ricanant patron, ainsi que ses hôtes, paraissaient au comble de l’amusement devant la soudaine amitié qui était née entre Queequeg et moi, d’autant plus que les histoires à dormir debout que Peter Coffin m’avait contées à son sujet m’avaient fortement effrayé à l’égard de celui-là même dont je faisais à présent mon compagnon.
Nous empruntâmes une brouette dans laquelle nous mîmes nos affaires, dont mon pauvre sac de voyage, le sac de toile de Queequeg et son hamac, et nous voilà en route vers le Varech , la petite goélette faisant le service de Nantucket et qui se trouvait à quai. Tandis que nous nous y rendions, les gens se retournaient pour nous regarder, non point tant sur Queequeg – car ils avaient l’habitude de voir des cannibales de son espèce dans leurs rues – mais parce que nous étions pareillement en confiance l’un envers l’autre. Mais nous n’y prêtions pas attention, roulant notre brouette à tour de rôle et Queequeg s’arrêtant parfois pour rajuster le fourreau sur les barbes de son harpon. Je lui demandai pourquoi il prenait à terre un objet aussi gênant et si les baleiniers ne fournissaient pas les harpons. Il répondit que ma question était des plus raisonnables mais qu’il avait une prédilection pour son propre harpon parce qu’il était d’excellente qualité, qu’il avait fait ses preuves en maints combats mortels et qu’il avait pénétré profond dans le cœur des baleines. En somme, comme nombre de moissonneurs et de faucheurs, bien qu’ils ne soient nullement tenus de le faire vont aux champs de leurs fermiers armés de leurs propres faux, Queequeg, pour des raisons de lui seul connues, préférait son propre harpon.
Prenant son tour de brouette, il me raconta l’histoire amusante qui lui était arrivée lorsqu’il en vit pour la toute première fois. Cela se passait à Sag Harbor. Les propriétaires de son bateau lui en avaient, semble-t-il, prêté une pour transporter son coffre pesant jusqu’à sa pension. Afin de ne pas paraître ignorer à quoi elle servait, ce qui était la vérité, et comment la manipuler, Queequeg posa son coffre dessus, l’attacha solidement, et quitta les quais la brouette sur le dos. «Comment, Queequeg, dis-je, on pourrait croire que vous auriez eu un peu plus de bon sens. Les gens n’ont-ils pas ri?»
Cette question l’invita à me conter une autre histoire. Les habitants de son île de Rokovoko, lors des fêtes de mariage, versent le lait parfumé des jeunes noix de coco dans une vaste calebasse peinte semblable à un bol à punch, et celle-ci est toujours l’ornement central de la natte brodée sur laquelle le repas est servi. Or un grand navire marchand relâcha une fois à Rokovoko, et son commandant – d’après ce que je compris c’était un gentilhomme très digne et très protocolaire, du moins pour un capitaine marin – fut invité aux fêtes données en l’honneur du mariage d’une sœur de Queequeg, une jeune et jolie princesse ayant de peu dépassé ses dix ans d’âge. Eh bien! lorsque tous les hôtes furent réunis dans la hutte de bambous de la mariée, ce capitaine auquel était assignée la place d’honneur entra et s’installa devant le bol à punch entre le grand prêtre et Sa Majesté le Roi, père de Queequeg. Lorsque fut dite la prière avant le repas – car ces gens rendent grâces tout comme nous – bien que Queequeg m’ait dit que, contrairement à nous qui tenons alors le nez dans nos écuelles, eux, à la façon des canards, lèvent les yeux vers Celui auquel on est redevable de toutes les fêtes – je dis donc que, les prières terminées, le grand prêtre ouvrit le banquet par la cérémonie immémoriale de l’île, c’est-à-dire qu’il trempa ses doigts consacrés et consacrants dans le bol avant de faire circuler ce breuvage saint. Se trouvant placé à côté du grand prêtre et ayant suivi son geste, pensant qu’il avait entière préséance – étant capitaine de navire – sur un simple roi insulaire, d’autant plus qu’il était reçu par lui – le capitaine se lava froidement les mains dans le bol à punch, le prenant, j’imagine, pour un gigantesque rince-doigts. «À présent, dit Queequeg, que pensez-vous? À votre idée? Nos gens ont-ils ri?»
Enfin, trajet payé et bagages à l’abri, nous fûmes à bord de la goélette. Hissant sa voile elle descendit la rivière Acushnet. Sur une rive, New Bedford dressait les étages de ses rues dont les arbres givrés étincelaient dans l’air clair et froid. D’énormes collines, des montagnes de futaille s’empilaient sur ses quais et, côte à côte, les navires baleiniers, ces errants de toute la terre, dormaient dans le silence et la paix enfin retrouvée. Certains pourtant s’éveillaient déjà pour de nouveaux départs aux bruits des charpentiers et des tonneliers de bord; et les feux et les forges, fondant le goudron, ronflaient; à peine un long et périlleux voyage a-t-il pris fin qu’un second se prépare; ce second se termine-t-il que s’apprête le troisième, et ainsi de suite pour toujours et à jamais. Ainsi en va-t-il, infiniment, intolérablement, de tout effort humain.
Читать дальше
Конец ознакомительного отрывка
Купить книгу