– Est-il bien changé? demanda Thérèse Soûlas, qui tâcha de mettre de l’indifférence dans son accent.
– Assez… Mais s’il s’évade, celui-là, il sera sorcier! Il est gardé à la papa, rapport à l’histoire de «Gautron à la craie jaune…». Monsieur Badoît, Pistolet, votre chien basset, a-t-il été en chasse aujourd’hui?
– Je dirai ce que je sais, répondit Badoît, puisque vous dites ce que vous savez. Allez…
– Et les autres! interrogea Mégaigne.
Chopand, Martineau et le restant des convives répliquèrent:
– Nous dirons ce que nous savons.
Badoît ajouta:
– Il y a anguille sous roche, et ce ne sera pas trop de nous mettre tous ensemble.
– Alors, cartes sur table! poursuivit Mégaigne. Ce serait drôle si le Vidocq avait un pied de nez! Je reprends mon histoire: Le marchef savait que son compte était réglé d’avance. Il a annoncé des révélations, mais là à bouche que veux-tu. S’il avait pu faire mettre dans les journaux qu’il voulait vendre tout un paquet de mèches, il aurait payé pour ça vingt-cinq sous la ligne. Il le disait aux gens de service, aux détenus, aux gendarmes, et il finissait toujours par ces mots: Les coquins me laissent en souffrance ici, comme un billet qu’on ne veut pas payer, c’est bon; mais si je vas jusqu’à l’audience, je donne l’adresse du Père-à-tous ou grand Habit-Noir, je fournis les moyens de pincer Toulonnais-l’Amitié, et le prince, et les autres… Ah! ah! on en verra de drôles!
– Compris! dit Chopand. Il a parlé si haut que la chose est arrivée jusqu’aux Habits Noirs.
– En deux temps. Ils ont partout des oreilles ouvertes. Avant-hier, le marchef avait l’air tout content; il a répondu au greffier qui lui demandait pour quand ses fameuses révélations: «Il fera jour demain, maître Peuvrel…» et, le lendemain, l’oiseau était envolé.
– Et il ne s’évade jamais à la douce, celui-là, fit observer Chopand. Un guichetier sur le carreau et deux gendarmes à l’hôpital!
– Qu’est-ce qui prend du café? demanda ici Mme Soûlas. On n’attrapera donc jamais ce Toulonnais-l’Amitié!
– Tant qu’on s’adressera à M. Vidocq pour prendre Toulonnais-l’Amitié… commença Badoît vivement.
Mais il n’acheva point sa phrase et dit:
– Je prends du café.
Tout le monde fit la même réponse. On mit le feu aux pipes. C’était un conseil de guerre. Pendant que Mme Soûlas soufflait les charbons sous la bouilloire, Badoît reprit en baissant la voix:
– Pour quant à ça, qu’il y a quelque chose, c’est sûr; et M. Vidocq n’a qu’une paire d’yeux comme vous et moi. Je n’ai pas vu Pistolet ce soir, c’est grand dommage. Riez si vous voulez; il vit avec les chats, capable de guetter la nuit, quand les autres n’y voient goutte. La veille du jour où Coyatier, le marchef, s’est évadé, Pistolet avait remarqué un foulard rouge…
– C’est vrai, interrompit Mégaigne, j’avais oublié le foulard rouge. Il est dans mon rapport. Du cachot où était le marchef on pouvait voir le foulard rouge à une fenêtre de la rue Sainte-Anne-du-Palais. On pense que c’était un signal. Je me présentai moi-même le lendemain soir pour visiter cette maison. La chambre à laquelle appartenait la fenêtre où le foulard rouge avait été signalé n’avait point de locataire.
– Eh bien! dit Badoît, je suis entré tantôt chez Paul Labre. Je l’aime, moi, cet enfant-là. Vis-à-vis de sa fenêtre, sur le quai, il y a une maison.
– Celle où habite la fille du général! l’interrompit-on de toutes parts à la fois.
– La fille du général, ou plutôt les filles, car on dit que la cadette est là aussi maintenant, demeurant au premier. C’est au second, sur un balcon désert, que j’ai vu un foulard rouge, flottant comme un drapeau…
– Et c’est tout? interrogea Chopand.
– J’ai été commandé, répondit Badoît, pour fouiller le cabaret des Reines-de-Babylone, rue des Marmouzets, où M. Vidocq pensait trouver Coyatier. En revenant des Reines-de-Babylone, où nous n’avons rien trouvé, j’ai visité, pour mon compte, tous les garnis des environs. J’avais mon idée: je cherchais le nom de Gautron écrit à la craie jaune.
– Tiens! tiens! s’écrièrent les convives; pas mal!
– Rien, et pourtant, le marchef ne doit pas être loin! Je le flaire, je le sens.
– Demain matin, mes petits, dit Mégaigne, à la première heure, rendez-vous à la maison des filles du général. Je me charge du mandat de perquisition. Nous la retournerons comme un gant, cette baraque-là. Est-ce dit?
– C’est dit! fut-il répondu à l’unanimité.
Mme Soûlas frappait pour la dixième fois à la cloison et criait:
– Pour le café, monsieur Paul! Venez prendre au moins votre demi-tasse.
Un merci bref et impatient fut la seule réponse du jeune homme.
Il était toujours assis à sa petite table, et sa plume courait sur le papier; longtemps arrêtée par la difficulté d’énoncer un fait pénible et d’exprimer une douloureuse vérité, elle avait franchi enfin l’obstacle et courait maintenant sans hésitation.
«Mon frère, écrivait Paul, à quoi bon plaider une cause perdue ou choisir laborieusement le meilleur moyen de présenter ma misérable histoire? Je vais être vrai, cela suffit. Je suis content que tu sois mon juge.
«M. V… commença par me parler de ma mère, de sa santé chancelante, de son âge et de la grande position qu’elle regrettait. Il m’apprit qu’elle avait des dettes; il ne me cacha point que les engagements souscrits par elle étaient de l’espèce la plus dangereuse, et il ajouta:
«- C’est une excellente personne, très impressionnable et qui a mal dirigé sa vie. Nous l’aimons tous; je dirai plus, nous la respectons; mais ses amis ont fait tout le possible. C’est à vous maintenant, monsieur Paul, de donner un coup de collier.
«- Je suis prêt à tout, répondis-je.
«- À tout? répéta-t-il en me regardant fixement.
«Puis il reprit:
«- C’est bien… D’autant qu’avec sa pauvre tête, un malheur de l’espèce que je redoute la tuerait tout net.
«- Quel malheur redoutez-vous, monsieur, au nom du ciel! m’écriai-je.
«Il ouvrit la bouche pour me répondre; mais au lieu de parler, il se mit à ranger des papiers sur son bureau.
«- Votre père était un vrai gentilhomme, dit-il brusquement. Êtes-vous carliste comme lui?
«- Mes affections et mes croyances importent peu, répliquai-je. Aucun engagement ne m’empêche de servir le gouvernement du roi Louis-Philippe.
«- C’est bien, fit-il pour la seconde fois, mais ce n’est pas assez. Avez-vous lu l’histoire de Georges Cadoudal s’attaquant au Premier consul?
«- Oui, monsieur.
«- Eh bien! répondez franchement: Georges Cadoudal est-il pour vous un héros ou un assassin?
«Je ne m’attendais pas à cette question, qui me troubla. Encore à cette heure je n’y saurais point répondre par un seul mot, parce que Cadoudal n’est pour moi ni un assassin, ni un héros. Je gardai le silence.
«- Auriez-vous défendu le Premier consul contre Georges Cadoudal? interrogea encore M. V…
«Cette fois, je répliquai sans hésiter:
«- Oui.
«- À la bonne heure! s’écria-t-il en me tendant sa main, dont le contact me donna un frémissement.
«Il s’en aperçut, sourit et reprit:
«- Quand vous aurez plus d’âge, vous saurez que les gens utiles et forts sont presque toujours calomniés. Les partisans du mal me détestent parce qu’ils me redoutent. Ils m’ont fait la réputation qu’ils ont voulu me faire, car le public se met invariablement du côté de ceux qui accusent. Du reste, il y avait bien des choses à dire sur moi: je ne suis pas un petit saint, et je fais le bien par des moyens que les casuistes n’approuveraient pas. Je me moque des casuistes, hé! l’enfant!
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