La pluie tombait à torrents. Malgré le bruit du vent et de l’orage, Gioja s’arrêta pour écouter une sorte de tumulte qui avait lieu dans l’aile habitée par monsieur le duc de Chaves.
Il tourna la tête vers les fenêtres de Son Excellence et vit, sur les carreaux, des ombres qui se mouvaient violemment.
– Qu’ils s’arrangent! murmura-t-il.
Et il continua son chemin vers la grille, en disant à l’homme porteur de la trousse:
– Fais-nous sauter cette dernière serrure!
Mais à ce moment-là même, il recula effrayé en se trouvant devant une porte ouverte. Son hésitation ne dura qu’un instant.
– Éteignez la lanterne, dit-il, armez-vous, traversons le bosquet et sauve-qui-peut!
Ils s’élancèrent, en effet, sous les arbres.
Dans cette nuit sombre, et parmi les mille fracas de l’orage qui allait redoublant, le bruit de leurs pas se perdit bientôt.
Mais, au bout de quelques secondes, on aurait pu entendre comme un éclat de rire dans ces ténèbres diaboliques.
– Ah! dit une voix, tu voulais voir la figure de l’avaleur de sabres! Un éclair, déchirant les nuages, éclaira pour un instant un tableau ainsi fait: quatre hommes séparés par un large espace et entourés chacun par plusieurs bandits qui avaient le couteau levé.
À l’écart, les membres du club Massenet formaient un groupe immobile, au milieu duquel la figure blanche de Saladin ressortait sous ses cheveux noirs.
Tout rentra dans la nuit.
– Merci, dit encore la voix qui parlait à Gioja, tu as fait pour nous toute la besogne.
Pendant que les échos prolongeaient l’explosion, la voix ordonna:
– Coupez la branche!
Il y eut des cris étouffés, un râle plaintif, puis le silence.
Aussitôt que Gioja et ses compagnons eurent quitté la chambre à coucher de monsieur le duc de Chaves, mademoiselle Saphir ouvrit les yeux et releva sa tête pâle.
La belle statue s’animait. Il y avait dans son regard une résolution virile.
Un instant, elle écouta le bruit des pas qui s’éloignaient, puis elle sauta hors du lit et se dirigea à son tour vers la sortie.
– Il n’y a qu’un seul corridor, dit-elle, et je dois retrouver aisément l’appartement de madame la duchesse de Chaves.
Ses pas qui, d’abord, avaient chancelé, se raffermirent, à mesure qu’elle marchait. Il y avait en elle un courage solide, et la pensée d’envoyer du secours à Hector la soutenait.
La galerie était longue et plongée dans une obscurité presque complète. Tout au bout, cependant, on voyait luire encore, par éclats intermittents, la lampe mourante.
Saphir parvint jusqu’à cette place où le vicomte Gioja avait dit: Doucement! n’éveillons pas madame la duchesse.
Il y avait là plusieurs portes. Au hasard, Saphir tourna le bouton de l’une d’entre elles qui s’ouvrit.
C’était une chambre obscure, à l’extrémité de laquelle une large ouverture, garnie de portières relevées, laissait voir une seconde pièce, où une lampe brillait.
La lampe était posée sur un guéridon, auprès d’un lit qui supportait une femme étendue.
Madame de Chaves avait la tête appuyée contre sa main et lisait. Saphir pouvait voir son beau visage languissant et décoloré.
Elle appuya sa main sur sa poitrine où son cœur bondissait.
Madame de Chaves semblait absorbée profondément par sa lecture.
Nous connaissons la lettre qu’elle tenait à la main; elle avait été écrite, cette nuit même, dans la salle d’attente du rez-de-chaussée, par l’un de ces deux personnages qui avaient demandé madame la duchesse, puis monsieur le duc avec tant d’instance.
La lettre était ainsi conçue:
«Madame, voilà bien des fois que je viens. C’est moi qui vous ai envoyé le portrait de Lily tenant Petite-Reine dans ses bras.
«Petite-Reine n’est pas morte, Justine vit, et vous la retrouverez digne de vous, malgré le bizarre métier auquel le sort l’a réduite. Elle est avec de pauvres bonnes gens qui lui ont été secourables et à qui vous devez de la reconnaissance. Elle danse sur la corde. Elle a nom mademoiselle Saphir.
«Madame, je veux vous voir parce qu’un grand danger la menace – et vous aussi peut-être. Je reviendrai demain matin de bonne heure. Fussiez-vous malade à la mort, il faut que je sois introduit près de vous.»
Ce message était signé d’un nom que M mede Chaves avait lu tout de suite, avant même de parcourir les premières lignes, et qui éveillait en elle un monde de souvenirs: Médor.
Médor! – Autrefois le brave garçon ne savait pas écrire, et l’écriture de cette lettre ressemblait… Était-ce possible?
Lily se sentait devenir folle.
Elle lisait pourtant, laborieusement, le cœur serré par l’angoisse, car elle avait été trompée, mais le cœur soulevé aussi par d’immenses élans de joie.
Quand elle eut achevé, sa tête s’inclina sur sa poitrine.
– C’est le nom que m’a dit Hector, murmura-t-elle, le nom de celle qu’il aime et que j’aimais en l’écoutant… Saphir!
Dans le silence une douce voix s’éleva qui dit:
– Vous m’appelez, madame, me voici, je suis Saphir.
La duchesse, stupéfaite, leva les yeux. À quelques pas d’elle, la lumière éclairait une jeune fille, belle, plus belle que ses rêves de mère amoureuse.
Madame de Chaves voulut s’élancer hors de son lit et serait tombée sur le tapis, si Saphir ne l’eût retenue dans ses bras.
Lily, pendue ainsi au cou de la jeune fille, et baignant son regard dans ses grands yeux bleus fixés sur elle avec des larmes, balbutiait:
– C’est toi, cette fois! je t’ai si souvent revue! c’est toi, mais bien plus belle!… Oh! je suis éveillée et j’ai ma fille sur mon cœur!
– Puissiez-vous dire vrai, madame, répliqua Saphir, car toute mon âme s’élance vers vous. Mais je viens vous parler d’Hector qui est peut-être en danger de mourir.
La duchesse ne comprenait point. Saphir se dégagea de ses bras et courut vers le secrétaire ouvert où il y avait des plumes, de l’encre et du papier.
Elle écrivit rapidement deux lignes.
«Cher père et chère mère, rassurez-vous je suis sauvée. Un autre reste en péril; prenez avec vous nos hommes et courez dans l’avenue du quai d’Orsay; à la hauteur du pont de l’Alma, vous trouverez un blessé et vous lui donnerez votre l’aide pour l’amour de moi.»
– Hector blessé! dit la duchesse qui lisait par-dessus son épaule. Saphir pliait déjà la lettre. Elle sonna elle-même.
– Vous allez envoyer sur-le-champ, madame, dit-elle, une personne sûre.
– Si nous allions!… commença M mede Chaves.
– Nous irons… ou du moins j’irai, car vous êtes bien faible, mais il faut envoyer d’abord.
Une femme de chambre se présentait. Saphir la regarda en face.
– Celle-ci est dévouée, n’est-ce pas! demanda-t-elle à madame de Chaves.
La duchesse répondit:
– Je suis sûre d’elle.
L’instant d’après, Brigitte partait en courant avec les instructions précises qui devaient lui faire trouver le théâtre Canada. Elle avait ordre d’éveiller, en passant dans la cour, le cocher de madame la duchesse et de faire atteler.
XXI Un vieux lion qui s’éveille
Tout cela n’avait pas pris cinq minutes. La duchesse et Saphir, seules de nouveau, étaient assises l’une auprès de l’autre sur le canapé où, l’avant-veille, mademoiselle Guite avait ronflé.
Madame de Chaves voulait savoir par quel miracle Saphir était en ce lieu, à cette heure, mais elle voulait savoir tant d’autres choses! Chaque fois que la jeune fille commençait son récit une pluie de baisers l’interrompait.
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