Ce qu’elle craignait ou espérait, assurément elle n’aurait point su vous le dire.
Le danger l’entourait, la fièvre la tenait, elle était habituée à ne pas redouter la nuit.
Avant même que notre fantôme eût replacé la dalle, Clotilde descendait à bas bruit l’escalier de service communiquant avec là: porte n° III; elle s’était munie à tout hasard du crochet mignon qui lui servait à boutonner ses bottines: pauvre levier, mais qui devait lui suffire.
Il n’y avait plus personne dans la cour quand elle ouvrit la porte n° III. Elle suivit le chemin des dalles; mais comment reconnaître celle qu’on avait levée?
Elle n’avait pas le secret du nombre onze, et, dans la profondeur de la cour, on aurait pu compter au moins une centaine de ces petites pierres carrées.
Clotilde n’eut même pas le temps d’être embarrassée.
Une marque humide et ronde tachait le chemin à sept ou huit pas de la porte: c’était là que le gros chien de garde, tout mouillé, s’était accroupi au bord de l’excavation.
Clotilde s’agenouilla et tenta la dalle voisine de l’endroit mouillé. Nous ne voulons point dire qu’elle la souleva avec la même aisance que ce sorcier de colonel, mais enfin, elle la souleva, sans autre aide que son crochet mignon.
Elle prit au fond du trou les trois papiers.
L’instant d’après elle rentrait dans sa chambre, essoufflée et le cœur battant.
Auriez-vous eu des scrupules a sa place?
Clotilde n’en eut pas.
Elle déplia le premier papier dès qu’elle fut à portée de sa lampe et lut l’en-tête d’un acte de mariage, célébré à Briars (Selkirk), Écosse, entre William-Georges-Henry Fitz-Roy Stuart de Clare de Souzay et demoiselle Françoise-Jeanne-Angèle de Tupinier de Beaugé, le 4 août 1828.
Je ne sais comment vous dire cela, mais ce ne fut pas l’étonnement qui domina sur la physionomie si mobile et si expressive de la jeune fille.
Son front charmant s’assombrit pendant qu’elle lisait le nom de M mela duchesse, et ces paroles tombèrent de ses lèvres:
– J’ai tort, je ne devrais pas détester sa mère!
Elle jeta l’acte sur son lit. La réflexion, ou peut-être la colère, creusait une ride entre ses deux sourcils.
Le second papier qu’elle ouvrit était l’acte de naissance d’Albert-William-Henry Stuart Fitz-Roy de Clare, fils du duc William et d’Angèle, né à Glasgow, le 30 mai 1829.
– Albert! murmura-t-elle. Ce n’est pas Georges qui est le duc! Tant mieux! Oh! tant mieux! Je l’avais bien deviné!
Autour de sa bouche le sourire était revenu. Il ne restait plus qu’un papier, Clotilde le déplia. Mais aussitôt qu’elle en eut commencé la lecture, une grande émotion la saisit.
– Clotilde! pensa-t-elle tout haut. Clotilde de Clare! Ce soir, c’était moi! J’ai signé ce nom au contrat. Elle essaya de rire, mais elle ne put et murmura:
– À l’heure où nous sommes, est-ce encore moi?
Ce troisième papier était aussi un acte de naissance, celui de Clotilde-Marie-Élisabeth Morand Stuart Fitz-Roy de Clare, fille de Etienne-Nicolas Morand Stuart Fitz-Roy et de Marie-Clotilde Gordon de Wanghan, née à Paris, le 20 juin 1837…
– Je dois avoir au moins un an de plus que cela, et peut-être deux, pensa encore Clotilde. Ce n’est pas moi… ce ne peut pas être moi!
À l’acte même un petit carré de papier à lettres était attaché avec une épingle: Clotilde eut de la peine à en déchiffrer l’écriture qui tremblait. Il disait:
«Ma fillette bien-aimée, nous avons été bien pauvres ensemble. J’ai eu faim souvent pour te garder le dernier morceau de pain: te souviens-tu de moi, ton pauvre vieux père?
«As-tu assez pleuré, pauvre chérie! Je te frappais, moi qui t’aimais tant! Tu vois bien maintenant que j’avais raison. Je sentais que j’allais m’en aller et te laisser toute seule. Je voulais te marquer en dedans d’un signe qui fût en toi mais non pas sur toi, car tu étais entourée d’ennemis… Si tu lis jamais cela, Tilde, ma petite fille, et Dieu sait que je l’espère, c’est que tu n’as pas oublié la prière qui t’indiquait où tu retrouverais ton nom. Pardonne-moi de t’avoir battue.»
Clotilde avait des larmes plein les yeux, quoique rien de cela ne se rapportât à elle.
Un instant, elle resta prise par une émotion invincible et souriant parmi ses larmes, puis elle se redressa brusquement:
– Ce n’est pas moi! dit-elle encore. Que m’importent ces choses? Moi, je n’ai ni passé ni souvenirs. Le vieux curé de Saint-Paul me l’a demandée une fois, cette prière; jamais je ne l’ai sue. Ce n’est pas moi… Mais, alors, qui est-ce?
Cette question n’eut point de réponse. Un nom vint jusqu’aux lèvres de mademoiselle Clotilde, mais elle ne le prononça pas, et ses belles épaules eurent un mouvement dédaigneux, peut-être même ennemi.
– Une fois, murmura-t-elle pourtant après un silence, elle vint ici avec son père Échalot et elle me dit: «Moi aussi, on m’appelait Tilde autrefois…»
Tout à coup elle se mit sur ses pieds. On commençait à entendre au loin les bruits confus de la grand-ville qui, bien avant le jour, se frotte les yeux en murmurant.
Clotilde avait l’air décidé, maintenant.
– Quoi qu’il arrive, dit-elle, ceci est un dépôt et je le garderai. Mon pauvre Clément n’y est pas plus intéressé que moi, puisqu’il est prince seulement par la grâce de cette femme qui le jette en proie à tous les dangers… sa mère, comme il l’appelle! Et il l’aime mieux que moi… Et quelque chose me dit qu’une autre est encore mieux aimée… Ah! je ne vivrai pas vieille!
Elle voulut opposer son vaillant sourire à ses larmes, mais les larmes noyèrent le sourire.
– Moi, reprit-elle, je suis l’amie d’enfance, celle qu’on craint de blesser. Il me trouve jolie avec cela, et il est bon… Mais, après tout, personne ne m’a dit que j’eusse une rivale, pourquoi en suis-je sûre? Et pourquoi y a-t-il en moi cette certitude d’être vaincue!… J’entends encore la voix de cette petite: «On m’appelait Tilde autrefois…»
Elle essuya ses yeux, son regard fit le tour de la chambre pendant qu’elle serrait les trois actes dans son sein.
– Allons! dit-elle, ma résolution était prise dès hier au soir; je ne devais pas rester un jour de plus dans cette maison… à plus forte raison maintenant que je porte sur moi la destinée de sa mère, de son frère… et de l’autre!
Elle couvrit son visage de ses mains, balbutiant parmi ses sanglots:
– Mon Dieu! je suis peut-être folle! Il est mon fiancé! Hier, lui qui n’a jamais su proférer un mensonge, hier au soir, il était à mes genoux et il me disait: «Je t’aime!» Mon Dieu, pourquoi suis-je désespérée?…
C’était un souvenir aussi vieux que celui de Clément lui-même, car pour mademoiselle Clotilde le prince Georges de Souzay était toujours Clément, le pauvre enfant esclave qu’elle avait protégé.
Dès la première fois que Clotilde l’avait vu, Clément lui avait parlé de cette autre petite Tilde du cimetière, si drôle et si gentille, pendant qu’elle récitait sa prière qui n’était ni le Pater noster, ni le Credo, ni le Confiteor.
Ce n’était pas tout d’un coup que mademoiselle Clotilde avait pris la détermination de quitter la maison Jaffret où s’étaient écoulés les jours de son enfance. On ne l’y avait point maltraitée.
Comme elle était instrument, ceux qui comptaient se servir d’elle la maniaient avec précaution.
Et, en définitive, les espérances de la bande Cadet étaient fort loin d’être extravagantes en ce qui concernait la découverte des titres de la maison de Clare, puisque, pendant plusieurs années, en allant et venant dans la cour de l’hôtel Fitz-Roy, ils avaient foulé la pierre qui recouvrait ces actes.
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