avant le premier pas qui les doit séparer,
chaque troupeau s’écrie aussi fort qu’il le peut.
La foule d’arrivants dit: «Sodome et Gomorrhe!»
l’autre: «Pasiphaé s’abrita dans la vache,
afin que le taureau contentât sa luxure.» [288]
Puis, comme se sépare une bande de grues
pour partir vers le sable ou vers les monts Riphées [289],
selon qu’elles vont loin du froid ou du soleil,
les uns vont d’un côté et les autres de l’autre,
les hymnes reprenant aussi bien que les larmes
et le cri qui convient le mieux à leur état.
Lors les mêmes esprits qui m’avaient demandé
de parler avec eux s’en revinrent vers moi,
et dans leurs yeux brillait leur désir d’écouter.
Moi, qui savais déjà quelle était leur envie,
je leur dis donc: «Esprits que remplit l’assurance
de trouver tôt ou tard la paix des bienheureux,
mes membres ne sont pas restés là-bas, sur terre,
tendres ni mûrs: ils font avec moi compagnie,
ainsi que tout mon sang et toutes mes jointures.
Je vais ainsi là-haut, pour ne plus être aveugle;
je dois aux oraisons d’une dame du Ciel
de promener chez vous ma dépouille mortelle.
Et puisse être comblé votre plus grand désir
bien vite, et que le Ciel vous reçoive à demeure,
lui, si riche en amour et qui n’a pas de bornes!
Dites-moi cependant, car je voudrais l’écrire,
qui vous êtes vous-mêmes, et quelle est cette foule
qui s’éloigne de vous en vous tournant le dos.»
Pareil au montagnard qui se trouble, ahuri,
et regarde partout, lorsqu’il descend en ville
de son hameau sauvage, et ne peut dire un mot,
tel me parut alors l’aspect de ces esprits;
mais, ayant quelque peu secoué leur stupeur,
qui ne dure jamais dans les âmes bien nées,
celui qui tout d’abord m’avait parlé me dit:
«Que tu peux être heureux, toi qui dans nos provinces
t’en viens pour tout savoir de l’art de bien mourir!
La foule qui s’éloigne a commis autrefois
le péché pour lequel César, dans son triomphe,
s’entendait appeler reine par ses soldats [290].
C’est ce qui fait qu’au cri de: «Sodome!» ils s’en vont,
se réprouvant tout seuls, comme tu vis tantôt,
et l’aveu de leur honte augmente leurs brûlures.
Et quant à nos péchés, ils sont hermaphrodites [291];
nous n’avons pas gardé la loi d’humanité,
suivant notre appétit comme des animaux;
et nous disons tout haut, pour accroître l’opprobre,
quand nous partons d’ici, le nom de cette femme
qui devint animal sous l’airain de la bête.
Ainsi, tu sais de quoi nous sommes tous coupables;
et si tu veux savoir par nos noms qui nous fûmes,
je n’en ai pas le temps et ne saurais les dire.
Je te réponds, du moins, pour ce qui me concerne:,
Guido Guinizelli fut mon nom [292]; le regret
que j’eus de ma conduite, avant ma mort, me sauve.»
Comme, lors de ce deuil dont fut frappé Lycurgue,
accouraient les deux fils pour rejoindre leur mère [293],
j’aurais voulu courir, mais sans pouvoir le faire,
quand j’entendis ainsi dire son propre nom
mon père et de tous ceux qui, bien mieux que moi-même,
ont composé de doux et jolis vers d’amour.
Pendant de longs instants je poursuivis la marche,
et je le regardais sans parler ni l’entendre;
mais le feu m’empêchait de m’avancer vers lui.
Et lorsque de le voir je fus rassasié,
je finis par lui faire offre de mes services,
en choisissant les mots qui font que l’on vous croit.
Il répondit alors: «Ce que tu viens de dire
s’imprime en moi si fort et si visiblement,
que Léthé ne le peut supprimer ou ternir.
Si tout est aussi vrai que le dit ton serment,
dis, pour quelle raison m’aimes-tu donc autant
que le montre ton dire, ainsi que ton regard?»
Et moi, je répondis: «Ce sont tes vers si doux
que, tant que durera l’usage d’aujourd’hui,
l’encre qui les écrit en deviendra sans prix.»
«Frère, dit-il alors, celui que je te montre
du doigt (me désignant un esprit devant lui)
du parler maternel fut bien meilleur orfèvre.
Soit qu’il chante l’amour ou conte des romans,
il les dépasse tous: et laisse dire aux sots
qui prétendent donner la palme au Limousin [294].
Ils restent bouche bée au bruit plutôt qu’au fond,
et de cette façon fondent leur jugement
sans vouloir écouter la règle ou la raison.
C’est ce qu’ont fait beaucoup d’anciens, avec Guitton [295],
dont le renom croissait, passant de bouche en bouche;
pourtant, la vérité finit par l’emporter.
Mais puisque tu détiens un pareil privilège
qui te permet ainsi d’arriver jusqu’au cloître
du couvent dont le Christ est lui-même l’abbé.
devant lui pense dire un Pater pour moi-même,
jusqu’à l’endroit qui sert pour le monde d’ici,
qui ne possède plus le pouvoir de pécher.» [296]
Puis, désirant peut-être à ceux qui le suivaient
laisser la place libre, il plongea dans le feu,
comme un poisson dans l’eau pique et descend au fond.
Je vins près de l’esprit qu’il m’avait désigné [297]
et lui dis qu’à son nom je préparais déjà,
du moins dans mes souhaits, un séjour plus heureux.
Alors il commença courtoisement à dire:
«Tan m’abellis vostre cortes deman
qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrir.
Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan;
consiros vei la pasada folor
e vei jausen lo joi qu’esper, denan.
Ara vos prec, per aqueîa valor
que vos guida aï sont de Vescalina,
sovenha vos a temps de ma dolor!» [298]
Et il s’en fut plonger au feu qui purifie.
À l’heure où le soleil darde ses premiers rais
à l’endroit où coula le sang de son auteur,
où l’Èbre se retrouve en bas de la Balance,
et du Gange les flots s’échauffent sous la none;
bref, la lumière était en train de décliner [299],
lorsque l’ange de Dieu apparut dans sa joie [300].
Il se tenait au bord du feu, sur la montée,
en chantant Beati mundo corde , et sa voix
vibrait plus puissamment que la voix des humains.
«On ne dépasse pas cet endroit, âmes saintes,
sans que le feu vous morde; entrez donc dans les flammes
et ne restez pas sourds au chant qui vient de là!»
dit-il lorsqu’il nous vit arriver près de lui;
et quand je l’entendis, je devins tout pareil
à celui que l’on fait descendre dans la fosse.
Je tendis vers le haut mes deux mains suppliantes
et je croyais revoir, à regarder ces flammes,
des corps qu’auparavant j’ai déjà vus brûler.
Mes deux guides alors se tournèrent vers moi
et Virgile me dit aussitôt: «Cher enfant,
c’est peut-être un tourment, mais ce n’est pas la mort!
Souviens-toi, souviens-toi! Si j’ai su te conduire
à bon port, sur le dos de Géryon lui-même,
que crains-tu, maintenant qu’on est plus près de Dieu?
Sois donc persuadé qu’au milieu de ces flammes,
quand même tu devrais rester plus de mille ans,
tu ne saurais laisser un seul de tes cheveux.
Si tu penses jamais que je veux te tromper,
viens plus près de la flamme et convaincs-toi toi-même,
exposant de tes mains le pan de ton habit.
Éloigne, éloigne donc de ton cœur cette crainte!
Tourne-toi par ici, lance-toi hardiment!»
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