Son père, le sculpteur, s’écriait: – Qu’elle est belle!
Je ferai sa statue aussi charmante qu’elle.
C’est pour elle qu’avril fleurit les verts sentiers.
Je la contemplerai pendant des mois entiers
Et je ferai venir du marbre de Carrare.
Ce bloc prendra sa forme éblouissante et rare;
Elle restera chaste et candide à côté.
On dira: «Le sculpteur a deux filles: Beauté
«Et Pudeur; Ombre et Jour; la Vierge et la Déesse;
«Quel est cet ouvrier de Rome ou de la Grèce
«Qui, trouvant dans son art des secrets inconnus,
«En copiant Marie, a su faire Vénus?»
Le marbre restera dans la montagne blanche,
Hélas! car c’est à l’heure où tout rit, que tout penche;
Car nos mains gardent mal tout ce qui nous est cher;
Car celle qu’on croyait d’azur était de chair;
Et celui qui taillait le marbre était de verre;
Et voilà que le vent a soufflé, Dieu sévère,
Sur la vierge au front pur, sur le maître au bras fort;
Et que la fille est morte, et que le père est mort!
Claire, tu dors. Ta mère, assise sur ta fosse,
Dit: – Le parfum des fleurs est faux, l’aurore est fausse,
L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygne ment,
L’étoile n’est pas vraie au fond du firmament,
Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien ne brille,
Puisque, lorsque je crie à ma fille: «Ma fille,
Je suis là. Lève-toi!» quelqu’un le lui défend;
Et que je ne puis pas réveiller mon enfant! –
Juin 1854.
(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience )
Merci du bord des mers à celui qui se tourne
Vers la rive où le deuil, tranquille et noir, séjourne,
Qui défait de sa tête, où le rayon descend,
La couronne, et la jette au spectre de l’absent,
Et qui, dans le triomphe et la rumeur, dédie
Son drame à l’immobile et pâle tragédie!
Je n’ai pas oublié le quai d’Anvers, ami,
Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,
D’amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.
Le canot du steamer soulevé par la houle
Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.
Je montai sur l’avant du paquebot fumant,
La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes:
– Adieu! – Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,
Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,
Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,
Aussi longtemps qu’on put se voir, nous regardâmes
L’un vers l’autre, faisant comme un échange d’âmes;
Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut;
L’horizon entre nous monta, tout disparut;
Une brume couvrit l’onde incommensurable;
Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,
Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit;
Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.
Marine-Terrace, décembre 1854.
Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête
Répandait dans Paris sa grande joie honnête,
Si c’était un des jours glorieux et vainqueurs
Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,
S’offrent à notre soif comme de larges coupes,
J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,
Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,
Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,
Et d’accorder en moi, pour une double étude,
L’amour du peuple avec mon goût de solitude.
Rêveur, j’étais heureux; muet, j’étais présent.
Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant.
Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère;
Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire
Des poëtes par toi, poésie, et content,
Je savourais l’azur, le soleil éclatant,
Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,
Et cette auguste paix qui sortait de la foule.
Dès lors pourtant des voix murmuraient: Anankè.
Je passais; et partout, sur le pont, sur le quai,
Et jusque dans les champs, étincelait le rire,
Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.
Le Panthéon brillait comme une vision.
La gaîté d’une altière et libre nation
Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques;
Un rayon qui semblait venir des temps bibliques
Illuminait Paris calme et patriarcal;
Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,
Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.
Le soir, je revenais; et dans toute la ville,
Les passants, éclatant en strophes, en refrains,
Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,
Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à la Grève,
Fourmillaient; et, pendant que mon esprit, qui rêve
Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,
Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,
S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,
À toute cette ivresse innocente et sonore,
Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux,
Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,
Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,
Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.
Et j’allais, et mon cœur chantait; et les enfants
Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,
Où s’épanouissaient les mères de famille;
Le frère avec la sœur, le père avec la fille,
Causaient; je contemplais tous ces hauts monuments
Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,
Et qui font de Paris la deuxième des Romes;
J’entendais près de moi rire les jeunes hommes
Et les graves vieillards dire: «Je me souviens.»
Ô patrie! ô concorde entre les citoyens!
Marine-Terrace, juillet 1855.
Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,
Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuit agile,
Ou, le matin, quand l’aube aux champs extasiés
Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez:
«Mûrissez, blés mouvants! prés, emplissez-vous d’herbes!
«Que la terre, agitant son panache de gerbes,
«Chante dans l’onde d’or d’une riche moisson!
«Vis, bête; vis, caillou; vis, homme; vis, buisson;
«À l’heure où le soleil se couche, où l’herbe est pleine
«Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine
«Jusqu’aux lointains coteaux rampant et grandissant,
«Quand le brun laboureur des collines descend
«Et retourne à son toit d’où sort une fumée,
«Que la soif de revoir sa femme bien-aimée
«Et l’enfant qu’en ses bras hier il réchauffait,
«Que ce désir, croissant à chaque pas qu’il fait,
«Imite dans son cœur l’allongement de l’ombre!
«Êtres! choses! vivez! sans peur, sans deuil, sans nombre!
«Que tout s’épanouisse en sourire vermeil!
«Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil!
«Vivez! croissez! semez le grain à l’aventure!
«Qu’on sent frissonner dans toute la nature,
«Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,
«Dans l’obscur tremblement des profonds horizons,
«Un vaste emportement d’aimer, dans l’herbe verte,
«Dans l’antre, dans l’étang, dans la clairière ouverte,
«D’aimer sans fin, d’aimer toujours, d’aimer encor,
«Sous la sérénité des sombres astres d’or!
«Faites tressaillir l’air, le flot, l’aile, la bouche,
«Ô palpitations du grand amour farouche!
«Qu’on sente le baiser de l’être illimité!
«Et, paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,
«Ô fruits divins, tombez des branches éternelles!»
Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles;
Et Virgile écoutait comme j’écoute, et l’eau
Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre
L’homme… Ô nature! abîme! immensité de l’ombre!
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