Marine-Terrace, juillet 1855.
Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête;
Son vol éblouissant apaisait la tempête,
Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
– Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit?
Lui dis-je. Il répondit: – Je viens prendre ton âme.
Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme;
Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras:
– Que me restera-t-il? car tu t’envoleras.
Il ne répondit pas; le ciel que l’ombre assiège
S’éteignait… – Si tu prends mon âme, m’écriai-je,
Où l’emporteras-tu? montre-moi dans quel lieu.
Il se taisait toujours. – Ô passant du ciel bleu,
Es-tu la mort? lui dis-je, ou bien es-tu la vie?
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit: – Je suis l’amour.
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes.
Jersey, septembre 1855.
XIX. Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle
Oui, c’est une heure solennelle!
Mon esprit en ce jour serein
Croit qu’un peu de gloire éternelle
Se mêle au bruit contemporain,
Puisque, dans mon humble retraite,
Je ramasse, sans me courber,
Ce qu’y laisse choir le poëte,
Ce que l’aigle y laisse tomber!
Puisque sur ma tête fidèle
Ils ont jeté, couple vainqueur,
L’un, une plume de son aile,
L’autre, une strophe de son cœur!
Oh! soyez donc les bienvenues,
Plume! strophe! envoi glorieux!
Vous avez erré dans les nues,
Vous avez plané dans les cieux!
11 décembre.
Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire
Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,
Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts,
La conque de Cypris sacrée au sein des mers.
La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,
S’épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure;
Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l’œil
S’emplit en la voyant de lumière et de deuil;
La terre luit; la nue est de l’encens qui fume;
Des vols d’oiseaux de mer se mêlent à l’écume;
L’azur frissonne; l’eau palpite; et les rumeurs
Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs;
Au loin court quelque voile hellène ou candiote.
Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,
Tête de mort du rêve amour, et crâne nu
Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.
C’est toi? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique?
Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,
Ô sirène ridée et dont l’hymne s’est tu!
Où donc êtes-vous, âme? étoile, où donc es-tu?
L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,
Où se tordait d’amour la chimère rampante,
Où la brise baisait les arbres frémissants,
Où l’ombre disait: J’aime! où l’herbe avait des sens,
Qu’en a-t-on fait? où donc sont-ils, où donc sont-elles,
Eux, les olympiens, elles, les immortelles?
Où donc est Mars? où donc Éros? où donc Psyché?
Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché?
Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait des roses?
Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirs écloses,
Des danses, des gazons, des bois mélodieux,
De l’ombre que faisait le passage des dieux?
Plus d’autels; ô passé! splendeurs évanouies!
Plus de vierges au seuil des antres éblouies;
Plus d’abeilles buvant la rosée et le thym.
Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ô destin!
Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance,
Toujours la même mort et la même espérance.
Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère? Nuit! deuil!
L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil.
Ô naufragée, hélas! c’est donc là que tu tombes!
Les hiboux même ont peur de l’île des colombes.
Île, ô toi qu’on cherchait! ô toi que nous fuyons,
Ô spectre des baisers, masure des rayons,
Tu t’appelles oubli! tu meurs, sombre captive!
Et, tandis qu’abritant quelque yole furtive,
Ton cap, où rayonnaient les temples fabuleux,
Voit passer à son ombre et sur les grands flots bleus
Le pirate qui guette ou le pêcheur d’éponges
Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans les songes.
Vénus! Que parles-tu de Vénus? elle est là.
Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila
Pour la première fois dans l’aube universelle,
Elle ne brillait pas plus qu’elle n’étincelle.
Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux.
L’île des mers s’éteint, mais non l’île des cieux;
Les astres sont vivants et ne sont pas des choses
Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme les roses.
Oui, meurs, plaisir, mais vis, amour! ô vision,
Flambeau, nid de l’azur dont l’ange est l’alcyon,
Beauté de l’âme humaine et de l’âme divine,
Amour, l’adolescent dans l’ombre te devine,
Ô splendeur! et tu fais le vieillard lumineux.
Chacun de tes rayons tient un homme en ses nœuds.
Oh! vivez et brillez dans la brume qui tremble,
Hymens mystérieux, cœurs vieillissant ensemble,
Malheurs de l’un par l’autre avec joie adoptés,
Dévouement, sacrifice, austères voluptés,
Car vous êtes l’amour, la lueur éternelle!
L’astre sacré que voit l’âme, sainte prunelle,
Le phare de toute heure, et, sur l’horizon noir,
L’étoile du matin et l’étoile du soir!
Ce monde inférieur, où tout rampe et s’altère,
À ce qui disparaît et s’efface, Cythère,
Le jardin qui se change en rocher aux flancs nus;
La terre a Cérigo; mais le ciel a Vénus.
Juin 1855.
Auteur du drame Paris
Tu graves au fronton sévère de ton œuvre
Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre;
Au malheur, dont le flanc saigne et dont l’œil sourit, noire
À la proscription, et non pas au proscrit,
– Car le proscrit n’est rien que de l’ombre, moins
Que l’autre ombre qu’on nomme éclat, bonheur, victoire; –
À l’exil pâle et nu, cloué sur des débris,
Tu donnes ton grand drame où vit le grand Paris,
Cette cité de feu, de nuit, d’airain, de verre,
Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.
Sois loué, doux penseur, toi qui prends dans ta main
Le passé, l’avenir, tout le progrès humain,
La lumière, l’histoire, et la ville, et la France,
Tous les dictames saints qui calment la souffrance,
Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité,
Le parfum poésie et le vin liberté,
Et qui sur le vaincu, cœur meurtri, noir fantôme,
Te penches, et répands l’idéal comme un baume!
Paul, il me semble, grâce à ce fier souvenir
Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous bénir,
Que dans ma plaie, où dort la douleur, ô poëte!
Je sens de la charpie avec un drapeau faite.
Marine-Terrace, août 1855.
Je payai le pêcheur qui passa son chemin,
Et je pris cette bête horrible dans ma main;
C’était un être obscur comme l’onde en apporte,
Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte;
Sans forme comme l’ombre, et, comme Dieu, sans nom.
Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon
Sortait de son écaille; il tâchait de me mordre;
Dieu, dans l’immensité formidable de l’ordre,
Donne une place sombre à ces spectres hideux;
Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux;
Ses dents cherchaient mes doigts qu’effrayait leur approche;
L’homme qui me l’avait vendu tourna la roche;
Comme il disparaissait, le crabe me mordit;
Je lui dis: «Vis! et sois béni, pauvre maudit!»
Et je le rejetai dans la vague profonde,
Afin qu’il allât dire à l’océan qui gronde,
Et qui sert au soleil de vase baptismal,
Que l’homme rend le bien au monstre pour le mal.
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