Marine-Terrace, août 1855.
Je dis à mon chien noir: «Viens, Ponto, viens-nous-en!»
Et je vais dans les bois, mis comme un paysan;
Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.
L’hiver, quand la ramée est un écrin de givres,
Ou l’été, quand tout rit, même l’aurore en pleurs,
Quand toute l’herbe n’est qu’un triomphe de fleurs,
Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelque histoire,
Et je marche, effaré des crimes de la gloire.
Hélas! l’horreur partout, même chez les meilleurs!
Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs!
Toutes les grandes mains, hélas! de sang rougies!
Alexandre ivre et fou, César perdu d’orgies,
Et, le poing sur Didier, le pied sur Vitikind,
Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint;
Caton de chair humaine engraissant la murène;
Titus crucifiant Jérusalem; Turenne,
Héros, comme Bayard et comme Catinat,
À Nordlingue, bandit dans le Palatinat;
Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge;
Louis Neuf tenaillant les langues d’un fer rouge;
Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet.
Que de spectres, ô gloire! autour de ton chevet!
Ô triste humanité, je fuis dans la nature!
Et, pendant que je dis: «Tout est leurre, imposture,
Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu!»
Mon chien Ponto me suit. Le chien, c’est la vertu
Qui, ne pouvant se faire homme, s’est faite bête.
Et Ponto me regarde avec son œil honnête.
Marine-Terrace, mars 1855.
Mère, voilà douze ans que notre fille est morte;
Et depuis, moi le père et vous la femme forte,
Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour
Sans parfumer son nom de prière et d’amour.
Nous avons pris la sombre et charmante habitude
De voir son ombre vivre en notre solitude,
De la sentir passer et de l’entendre errer,
Et nous sommes restés à genoux à pleurer.
Nous avons persisté dans cette douleur douce,
Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse
Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.
Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux,
Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,
Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre
À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.
Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli
Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,
Et toutes les splendeurs de la sombre nature,
Avec les trois enfants qui nous restent, trésor
De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,
Nous avons essuyé des fortunes diverses,
Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,
Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,
Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,
Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,
Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,
Aux vieux parents repris par un monde meilleur,
Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.
Marine-Terrace, août 1855.
XIII. Paroles sur la dune
Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,
Que mes tâches sont terminées;
Maintenant que voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par les années,
Et qu’au fond de ce ciel que mon essor rêva,
Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,
Comme le tourbillon du passé qui s’en va,
Tant de belles heures sonnées;
Maintenant que je dis: – Un jour, nous triomphons;
Le lendemain, tout est mensonge! –
Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds,
Courbé comme celui qui songe.
Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,
Et des mers sans fin remuées,
S’envoler sous le bec du vautour aquilon,
Toute la toison des nuées;
J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif,
L’homme liant la gerbe mûre;
J’écoute, et je confronte en mon esprit pensif
Ce qui parle à ce qui murmure;
Et je reste parfois couché sans me lever
Sur l’herbe rare de la dune,
Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune.
Elle monte, elle jette un long rayon dormant
À l’espace, au mystère, au gouffre;
Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.
Où donc s’en sont allés mes jours évanouis?
Est-il quelqu’un qui me connaisse?
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse?
Tout s’est-il envolé? Je suis seul, je suis las;
J’appelle sans qu’on me réponde;
Ô vents! ô flots! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas!
Hélas! ne suis-je aussi qu’une onde?
Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais?
Au dedans de moi le soir tombe.
Ô terre, dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe?
Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir?
J’attends, je demande, j’implore;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore!
Comme le souvenir est voisin du remord!
Comme à pleurer tout nous ramène!
Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte humaine!
Et je pense, écoutant gémir le vent amer,
Et l’onde aux plis infranchissables;
L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.
5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.
Quel âge hier? Vingt ans. Et quel âge aujourd’hui?
L’éternité. Ce front pendant une heure a lui.
Elle avait les doux chants et les grâces superbes;
Elle semblait porter de radieuses gerbes;
Rien qu’à la voir passer, on lui disait: Merci!
Qu’est-ce donc que la vie, hélas! pour mettre ainsi
Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite?
Et, moi, je l’avais vue encor toute petite.
Elle me disait vous, et je lui disais tu.
Son accent ineffable avait cette vertu
De faire en mon esprit, douces voix éloignées,
Chanter le vague chœur de mes jeunes années.
Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu.
Elle était fiancée à l’hymen inconnu.
À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges?
Un vague et pur reflet de la lueur des cierges
Flottait dans son regard céleste et rayonnant;
Elle était grande et blanche et gaie; et, maintenant,
Allez à Saint-Mandé, cherchez dans le champ sombre,
Vous trouverez le lit de sa noce avec l’ombre;
Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil;
Et c’est là que tu fais ton éternel sommeil,
Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie,
Mêlais à la madone auguste d’Italie
La Flamande qui rit à travers les houblons,
Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.
Elle s’en est allée avant d’être une femme;
N’étant qu’un ange encor; le ciel a pris son âme
Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,
Et l’herbe, sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.
Les êtres étoilés que nous nommons archanges
La bercent dans leurs bras au milieu des louanges,
Et, parmi les clartés, les lyres, les chansons,
D’en haut elle sourit à nous qui gémissons.
Elle sourit, et dit aux anges sous leurs voiles:
Est-ce qu’il est permis de cueillir des étoiles?
Et chante, et, se voyant elle-même flambeau,
Murmure dans l’azur: Comme le ciel est beau!
Mais cela ne fait rien à sa mère qui pleure;
La mère ne veut pas que son doux enfant meure
Et s’en aille, laissant ses fleurs sur le gazon,
Hélas! et le silence au seuil de la maison!
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