Marine-Terrace, janvier 1855.
Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier.
Aujourd’hui ne naît pas impunément d’hier.
L’aube sort de la nuit, qui la déclare ingrate.
Anitus criait: «Mort à l’apostat Socrate!»
Caïphe disait: «Mort au renégat Jésus!»
Courbant son front pendant que l’on crache dessus,
Galilée, apostat à la terre immobile,
Songe et la sent frémir sous son genou débile.
Destin! sinistre éclat de rire! En vérité,
J’admire, ô cieux profonds! que ç’ait toujours été
La volonté de Dieu qu’en ce monde où nous sommes
On donnât sa pensée et son labeur aux hommes,
Ses entrailles, ses jours et ses nuits, sa sueur,
Son sommeil, ce qu’on a dans les yeux de lueur,
Et son cœur et son âme, et tout ce qu’on en tire,
Sans reculer devant n’importe quel martyre,
Et qu’on se répandît, et qu’on se prodiguât,
Pour être au fond du gouffre appelé renégat!
Marine-Terrace, novembre 1854.
Je dormais en effet, et tu me réveillas.
Je te criai: «Salut!» et tu me dis: «Hélas!»
Et cet instant fut doux, et nous nous embrassâmes;
Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nos âmes.
Ces temps sont déjà loin; où donc alors roulait
Ma vie? et ce destin sévère qui me plaît,
Qu’est-ce donc qu’il faisait de cette feuille morte
Que je suis, et qu’un vent pousse, et qu’un vent remporte?
J’habitais au milieu des hauts pignons flamands;
Tout le jour, dans l’azur, sur les vieux toits fumants,
Je regardais voler les grands nuages ivres;
Tandis que je songeais, le coude sur mes livres,
De moments en moments, ce noir passant ailé,
Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,
D’où les heures s’en vont en sombres étincelles,
Ébranlait sur mon front le beffroi de Bruxelles.
Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux
Était là, devant moi, sur terre et dans les cieux;
Sous mes yeux, dans l’austère et gigantesque place,
J’avais les quatre points cardinaux de l’espace,
Qui font songer à l’aigle, à l’astre, au flot, au mont,
Et les quatre pavés de l’échafaud d’Egmont.
Aujourd’hui, dans une île, en butte aux eaux sans nombre,
Où l’on ne me voit plus, tant j’y suis couvert d’ombre,
Au milieu de la vaste aventure des flots,
Des rocs, des mers, brisant barques et matelots,
Debout, échevelé sur le cap ou le môle
Par le souffle qui sort de la bouche du pôle,
Parmi les chocs, les bruits, les naufrages profonds,
Morne histoire d’écueils, de gouffres, de typhons,
Dont le vent est la plume et la nuit le registre,
J’erre, et de l’horizon je suis la voix sinistre.
Et voilà qu’à travers ces brumes et ces eaux,
Tes volumes exquis m’arrivent, blancs oiseaux,
M’apportant le rameau qu’apportent les colombes
Aux arches, et le chant que le cygne offre aux tombes,
Et jetant à mes rocs tout l’éblouissement
De Paris glorieux et de Paris charmant!
Et je lis, et mon front s’éclaire, et je savoure
Ton style, ta gaîté, ta douleur, ta bravoure.
Merci, toi dont le cœur aima, sentit, comprit!
Merci, devin! merci, frère, poëte, esprit,
Qui viens chanter cet hymne à côté de ma vie!
Qui vois mon destin sombre et qui n’as pas d’envie!
Et qui dans cette épreuve où je marche, portant
L’abandon à chaque heure et l’ombre à chaque instant,
M’as vu boire le fiel sans y mêler la haine!
Tu changes en blancheur la nuit de ma géhenne,
Et tu fais un autel de lumière inondé
Du tas de pierres noir dont on m’a lapidé.
Je ne suis rien; je viens et je m’en vais; mais gloire
À ceux qui n’ont pas peur des vaincus de l’histoire
Et des contagions du malheur toujours fui!
Gloire aux fermes penseurs inclinés sur celui
Que le sort, geôlier triste, au fond de l’exil pousse!
Ils ressemblent à l’aube, ils ont la force douce,
Ils sont grands; leur esprit parfois, avec un mot,
Dore en arc triomphal la voûte du cachot!
Le ciel s’est éclairci sur mon île sonore,
Et ton livre en venant a fait venir l’aurore;
Seul aux bois avec toi, je lis, et me souviens,
Et je songe, oubliant les monts diluviens,
L’onde, et l’aigle de mer qui plane sur mon aire;
Et, pendant que je lis, mon œil visionnaire,
À qui tout apparaît comme dans un réveil,
Dans les ombres que font les feuilles au soleil,
Sur tes pages où rit l’idée, où vit la grâce,
Croit voir se dessiner le pur profil d’Horace,
Comme si, se mirant au livre où je te voi,
Ce doux songeur ravi lisait derrière moi!
Marine-Terrace, décembre 1854.
Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.
Je cognai sur ma vitre; il s’arrêta devant
Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.
Les ânes revenaient du marché de la ville,
Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.
C’était le vieux qui vit dans une niche au bas
De la montée, et rêve, attendant, solitaire,
Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,
Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.
Je lui criai: «Venez vous réchauffer un peu.
Comment vous nommez-vous?» Il me dit: «Je me nomme
Le pauvre. – Je lui pris la main: «Entrez, brave homme.»
Et je lui fis donner une jatte de lait.
Le vieillard grelottait de froid; il me parlait,
Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.
«Vos habits sont mouillés», dis-je, «il faut les étendre
Devant la cheminée.» Il s’approcha du feu.
Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Étalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.
Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé
D’où ruisselaient la pluie et l’eau des fondrières,
Je songeais que cet homme était plein de prières,
Et je regardais, sourd à ce que nous disions,
Sa bure où je voyais des constellations.
Décembre 1834.
Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.
Notre mère disait: «Jouez, mais je défends
Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.»
Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.
Nous mangions notre pain de si bon appétit,
Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.
Nous montions pour jouer au grenier du couvent.
Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent,
Sur le haut d’une armoire, un livre inaccessible.
Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir;
Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,
Mais je me souviens bien que c’était une Bible.
Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.
Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir;
Des estampes partout! quel bonheur! quel délire!
Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,
Et, dès le premier mot, il nous parut si doux,
Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.
Nous lûmes tous les trois ainsi tout le matin,
Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,
Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.
Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,
S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,
De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.
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