— Une escalope et un tournedos !
— Ça marche ! crie une voix implacable.
— Faites marcher la suite du trois !
— Elle marche !…
Tout marche là-bas derrière ! On imagine une déambulation fabuleuse de steaks saignants, de soles meunières, de langues de bœuf qui évoluent précipitamment sous la baguette de celui qu’on nomme respectueusement le Chef. On le voit, cet homme en blanc et en toque, découvrir d’énormes fait-tout, brandir des louches géantes, saisir en maître la queue de vastes poêles… Un maître queux, précisément !…
Un maître queux
On croit donc communément que c’est là la cause de cette appellation flatteuse, orthographe mise à part : le maître des queues. Eh bien non. Queux est l’ancien nom désignant le cuisinier, dérivé tout droit du latin coquus, de qoquere : cuire. Il est de la même famille que le coq, non pas la volaille, mais le cuisinier sur un navire.
Li keu firent la venoison
destrousser, si la portent cuire
au retour de la chasse, dans Guillaume de Dole. Charles d’Orléans conseille ce régime en rondeau :
Chauds morceaux faits de bon queux
Faut en froid temps, voire, voire,
En chaud, froide pomme ou poire.
Le maître queux est donc celui qui, selon l’ancienne législation, avait fourni la preuve de sa maîtrise et acquis le droit de s’installer, comme n’importe quel maître maçon ou maître menuisier. « Le maître queux — dit un ancien texte — se tenait sur une chaise élevée entre le buffet et la cheminée » — à la manière d’un arbitre sur un court de tennis. Celui-là au moins ne marchait pas !
Le mot avait déjà vieilli au XVII e siècle et avait pris le caractère d’une spécialité : « Il n’est plus en usage que dans la Maison du Roi — dit Furetière — où il y a sur l’état des Maîtres Queux dont la fonction particulière est de faire les ragoûts, entrées et entremets ; de même qu’il appartient aux Potagers de faire les potages, aux Hâteurs de fournir le rôt, aux Pâtissiers la pâtisserie, etc. »
Si l’on comprend bien, n’importe qui ne touchait pas à n’importe quoi dans les royales cuisines ! Il a existé jusqu’à la Révolution un Grand Queux de France, officier de la maison du roi, qui commandait à tous les officiers de bouche.
Tenir la queue de la poêle
Le sens de l’expression est clair. Il est tout à fait explicite dans ce proverbe antérieur au XV e siècle :
Qui tient la queue de la poelle
Il la tourne là où il veut.
Il semble que la locution se soit spécialisée assez tôt dans le domaine de la cuisine gouvernementale si l’on en croit Furetière : « On dit, il n’y en a point de plus empêchez que ceux qui tiennent la queue de la poêle ; pour dire, qu’il est plus difficile de gouverner, que de raisonner sur le gouvernement. » De son côté Le Père Peinard s’interrogeait en 1889 : « Au fait, tous ces tristes sires qui tiennent la queue de la poêle gouvernementale, tous ces dirigeants de la république en pincent-ils réellement pour la “forme républicaine” ? »
Faire ses choux gras
Pendant tout le Moyen Âge, et même plus tard, les légumes ont constitué le plat du pauvre, de tous ceux qui ne pouvaient s’offrir de la viande, l’alimentation noble. On cultivait les pois, les fèves, les poireaux, les « panais » devenus carottes, les navets, les raves, et le plus commun de tous, le plus abondant, sur qui on peut toujours compter en cas de disette : le chou. Le chou pommé, vert, vivace, qui ne craint pas la gelée, au contraire qui se rit du mauvais temps, a donné lieu à nombre de locutions qui vont de « bête comme un chou » — forte tête mais peu pensante ! — à « aller planter ses choux », symbole du jardinage forcé, par déception.
Mais le problème avec les légumes c’est de les assaisonner. Du chou cuit à l’eau n’est pas ce qu’on pourrait appeler un régal. Aussi pauvre que l’on soit, il faut tout de même un bout de lard, un petit morceau de quelque chose — ce que rappelle le proverbe : « Ce n’est pas tout que des choux, il faut encore de la graisse ! » Il est donc naturel que faire ses choux gras soit devenu une proposition alléchante, le signe que tout va bien dans la marmite. Au XV e siècle l’expression avait le sens de se goberger :
Et aussi d’en faire ses choux gras,
Ses grans chieres, ses ralias
De gueulle… (Coquillart.)
Au XVII e elle avait à peu près le sens actuel : « On dit qu’un homme fait ses choux gras de quelque chose, lorsqu’il fait bien ses affaires, qu’il fait de grands profits en quelque chose », dit Furetière. Simplement on a fini par s’apercevoir qu’il y avait toujours quelque abus dans les « bonnes affaires », et sous les grands « profits » des cuisines assez peu avouables ! Les fameux choux gras en ont pris un léger goût de scandale !
Les bonnes choses n’ont qu’un temps, comme le dit également le vieil adage : « Toujours n’aurez vous mie pèches moles, et raisins doux et noix nouvelles. »
La fin des haricots
Quand rien ne va plus c’est la fin des haricots ! L’expression paraît relativement récente. Maurice Rat en fournit l’explication que voici : « La fin de tout — les haricots étant une nourriture substantielle et fondamentale dans beaucoup de pensionnats, internats, collèges, séminaires, quand leur provision touchait à sa fin, on ne savait plus quoi donner à manger aux internes. » Il aurait pu ajouter les casernes et les prisons…
À l’origine le haricot n’était pas un légume mais un ragoût : le haricot de mouton — « fait avec du mouton coupé en morceaux, des pommes de terre et des navets. » En effet haricot vient du vieux verbe « harigoter » qui signifiait tailler en pièces, « mettre en lambeaux. » Au cas ou vous voudriez essayer une recette super-grand-mère, voici celle du XIV e siècle, donnée en 1393 par un brave homme à l’intention de sa jeune femme afin que celle-ci ne soit pas trop démunie lorsqu’il aurait quitté ce bas monde :
« Hericot de mouton (sic) : despeciez le par petites pieces, puis le mettez pouboulir une onde (un instant), puis le friziez en sain de lart, et frisiez avec des oignons menus minciés et cuis, et deffaitez du boullon de bœuf, et mettez avec macis [écorce de muscade], percil, ysope, et sauge, et faites boulir ensemble. » (Ménagier.)
Lorsque le légume, cette espèce de fève exotique venue du Mexique, fit son apparition en France vers le début du XVII e siècle, on l’appela d’abord « fève de haricot », probablement parce qu’on s’était aperçu que cette nouvelle « fève blanche » était excellente avec le haricot de mouton. On abrégea peu à peu et la fève devient haricot tout court.
Ce qui trouble certains étymologistes c’est que le haricot acquérait ainsi un nom qui n’est pas sans rapport sonore avec son appellation aztèque d’origine : ayacotti, mais ce baptême au ragoût ne se fit qu’en français. En occitan par exemple, le nouveau légume se nomma favól, nom dérivé de celui de la fève ; en certaines régions il prit même le nom du pois — peso — lequel se trouva forcé de devenir alors « petit pois » — petiót peso. Toutes choses qui ne se seraient pas produites si le mot aztèque lui avait collé à la gousse !
L’expression c’est la fin des haricots s’est employée dès les années 20 ; plutôt que dans les collèges ou autres casernes, où, loin d’être synonyme de catastrophe, le tarissement de cette denrée maudite aurait provoqué des cris de soulagement, il faut peut-être chercher son origine dans la guerre des tranchées. En effet, on dit « la fin des haricots » lorsqu’on envisage une dernière avanie qui viendrait s’ajouter à des difficultés déjà existantes ; ce serait le cas précis des soldats dont les gamelles étaient souvent renversées par une attaque avant d’être consommées, et même plus radicalement dont les provisions étaient détruites par l’explosion d’un obus. Outre que l’expression était connue et employée par les anciens combattants de 1914–1918, c’est là une filiation qui, bien que non attestée, me paraît insuffisamment convaincante pour être proposée. La fin des haricots c’est la pire des situations : « Être commis du père Hubert, c’était vraiment la fin des haricots. Le vieux crabe gardait pour lui tous les fonds de bouteilles et tous les bons restes. » (R. Guérin, L’Apprenti, 1946.)
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