Le mot a d’abord voulu dire, dès le XII e siècle, « souffler en gonflant les joues. » De là son développement d’une part en « gonfler » — un tissu bouffant (suivi en cela par sa variante bouffir : un visage bouffi) — d’autre part en expression de la colère ou de la mauvaise humeur : « Li rois l’entent, boufe et soupire » (XIII e). Sens que son homologue occitant bufar, « souffler », a toujours conservé : Que bufes ? Parce qu’un homme contrarié souffle bruyamment, comme aussi un taureau prêt à charger.
« Le sens de “manger gloutonnement” est attesté indirectement dès le XVI e siècle par bouffeur et plus tôt par bouffard » (Bloch & Wartburg), ce qui rend inexacte la remarque de Littré ; « Le langage populaire confond bouffer avec bâfrer. » Il ne confond rien, mais il est possible qu’il y ait eu à l’origine une attraction entre les deux mots, la forme ancienne de bâfrer étant « baufrer. » « Et après, grand chère à force vinaigre. Au diable l’ung, qui se faignoit ! C’estoit triumphe de les veoir bauffrer. » (Rabelais.) Cela dit la constatation de Littré doit avoir du vrai pour le passage de « souffler » à « manger gloutonnement » : « il bouffe bien ; sans doute à cause de la rondeur des joues, quand la bouche est pleine. Mais ce n’en est pas moins une locution rejetée par le bon usage », ajoutait-il prudemment.
Les usages changent. Bouffer, manger ? Peu importe ! Manger vient lui-même d’une plaisanterie en latin, manducare qui voulait dire « jouer des mandibules. » L’essentiel, n’est-ce pas, est d’avoir quelque chose à se mettre sous la dent !
Bouffer des briques
C’est pourtant lourd les briques, ça devrait tenir l’estomac ! Pourquoi cette expression pour dire qu’on n’a rien à manger ? C’est qu’il s’agit d’une erreur d’interprétation : ces briques-là ne sont pas des matériaux de construction mais des miettes, des fragments, des rien du tout… Le mot est « emprunté au moyen néerlandais bricke (qui signifie “morceau”) mot de la famille de l’allemand brechen “briser”. » (Bloch & Wartburg.) P. Guiraud explique : « brique, “miette” est un des nombreux auxiliaires de la négation, qui survivent dans les dialectes ; on dit dans le Nord : ne… brique, “ne… pas” ; et par conséquent “il ne mange brique” ; ce qui est devenu avec l’ellipse de ne propre à la langue populaire “manger brique” et bouffer des briques [72] P. Guiraud, Les Locutions françaises, op. cit.
. »
Bouffer des fragments… Autant dire des clopinettes !
Faire bonne chère
Contrairement à ce qu’on pourrait croire cette locution gourmande et enjouée n’a aucun rapport avec la « chair » ; ce n’est pas de bonne viande qu’il s’agit.
La « chère », anciennement « chière », mot oublié, vient du latin cara et signifie tout bonnement le visage. Au XII e siècle on appelle le comte Roland : « li cons Rollant o la chière hardie », ce qui est normal pour un guerrier aussi réputé. Dans le Roman de la Rose, Tristesse, dans sa grande douleur, s’est griffé le visage :
Mout sembloit bien estre dolente
car el ri avoit pas esté lente
d’esgratiner tote sa chiere.
Faire bonne chère c’est donc d’abord faire bon visage, généralement en signe d’amitié. Dans Les XV Joies de mariage, cet écrit extrêmement misogyne du début du XV e, il est dit que « femme bien aprise sait mil manières toutes nouvelles de faire bonne chière à qui elle veut. » Il est vrai qu’elle sait aussi faire l’inverse à son mari : « Mais elle se lèvera bien matin et fera tout le jour malle chière, si qu’il ne aura d’elle nulle belle parole » — autrement dit on n’invente rien, c’est la vieille façon de « faire la gueule » !
Naturellement si l’on reçoit quelqu’un avec joie cela se voit sur la figure — cela se voyait d’autant mieux à des époques où la mimique et la gesticulation étaient beaucoup plus importantes que de nos jours, où une véritable « expression corporelle » entrait en jeu dans la communication entre les gens. Rapidement « bonne chière » est devenu synonyme de « bon accueil. » Éternel féminin ! L’auteur des XV Joies s’indigne de la rouerie mise en œuvre au retour d’un mari que l’on vient de tromper : « Il n’est pas à croire que la femme qui tant lui fait bonne chière et le baise et accolle si doucement et l’appelle “mon amy” pust jamés faire telle chose. »
Mais rien de tel qu’un estomac plein pour dérider son homme ! Il semble que la mine réjouie ait été associée très tôt à l’idée de bon repas. On dit dans le Jeu de Robin et Manon, vers 1285 :
Or faisons trestout bele kiere.
Tien che morcel, biaus amis dous.
(Faisons maintenant belle chère. Prends ce morceau, bel ami doux.) On trouve également vers la même date l’expression chère lie, qui veut dire la même chose et a évolué de la même façon : lie, féminin de lié, signifie joyeux — il a donné liesse et la locution moins courante faire chère lie.
Chascun trueve quanqu’il demande,
Pain, vin, char et toute viande,
Car la vile estoie bien garnie ;
Si en prennent a chiere lie.
Assez ont mengié et beü
Des biens tant con [73] Comme.
leur a pleü.
(
Le Roman du comte d’Anjou. )
En tout cas dès les premières années du XV e siècle la « bonne chière » avait aussi pris le sens de bon repas. Il est vrai que c’était en pleine guerre de Cent Ans, de ses ravages, de ses disettes, et qu’à des périodes où les gens souffrent de faim chronique il n’est rien de tel pour voir leur visage s’éclairer, leur œil pétiller et leur sourire se fendre jusqu’aux oreilles, que de leur présenter un petit gueuleton ! Dans l’ouvrage antimatrimonial cité plus haut les deux sens coexistent harmonieusement lorsque l’on reçoit le « gentil galant » à qui on veut perfidement faire épouser une donzelle : « Il a très bonne chière [accueil], car toutes ont tendu leurs engins [pièges] à le prendre. Ils vont dîner et font bonne chière [repas]. » Un demi-siècle plus tard Villon retient surtout le sens gastronomique :
Car il ne voulait que repaître
Et alla tout incontinent
Faire grant chère avec le prêtre.
Pourtant les deux acceptions ont vécu côte à côte joyeusement jusqu’au XVII e où M me de Sévigné emploie une fois : « Il me sait si bon gré de vous avoir mise au monde, qu’il ne sait quelle chère [visage] me faire » ; une autre fois : « Elle me disait hier à table qu’en Basse-Bretagne on faisait une chère admirable. »
Quant à Scarron, hébergé par des amis près de Bourbon l’Archambault, il ne pensait qu’à la bouffe :
Un mois durant, je fus traicté
Comme si leurs fils j’eusse esté’,
Certes, si par la bonne chere
On peut soulager sa misere,
Je mangeois là comme un vray loup
Et m’y remplissais jusqu’au cou.
S’en mettre plein la lampe
Cette expression très claire en apparence — la lampe, on la remplit aussi, pour qu’elle éclaire, et inversement il vient un moment, hélas ! dans notre brève existence, où « il n’y a plus d’huile dans la lampe » — est probablement le résultat soit d’un jeu de mots, soit d’une méprise. En effet il existe un ancien mot « lampas » qui signifie la gorge, le gosier ; il nous en reste une « lampée », une grosse gorgée. On disait autrefois « humecter le lampas. » Littré donne le mot pour « vieilli et populaire » à son époque, mais aussi cette citation de La Fontaine :
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