Mettre en capilotade
Autre mésaventure, autre ragoût. L’expression sort directement des fourneaux. Une capilotade est une « sausse qu’on fait à des restes de volailles & de pièces de rôt dépecées. » (Furetière.) Le mot a été emprunté au XVI e siècle à l’espagnol capirotada, « ragoût fait avec des œufs, du lait & d’autres ingrédients. » Dans sa jeunesse Gargantua déjeunait dès le matin « pour abattre la rozée et maulvais air : belles tripes frites, belles carbonnades, beaux jambons, belles cabirotades et force souppes de prime. » En 1626 Charles Sorel emploie déjà l’expression dans son sens agressif actuel : « Comment, coquins, estes vous bien si osez que de vous battre devant moy ?… Si j’entre en furie, je vous mettray tous deux en capilotade. »
Trois ans plus tôt le même Sorel gardait le mot plus près de la marmite, lorsque Francion raconte ses études, à une époque où les collèges n’étaient pas encore devenus des lieux de création tout en fleurs et poésie. Son professeur, le Régent, « estoit le plus grand asne qui jamais monta en chaire. Il ne nous contoit que des sornettes, et nous faisoit employer nostre temps en beaucoup de choses inutiles, nous commandant d’apprendre mille grimauderies les plus pédantesques du monde… S’il nous donnait à composer en Prose, nous nous aydions tout de mesme de quelques livres de mesme estoffe, dont nous tirions toutes sortes de pièces pour en faire une capilotade a la pedantesque : cela n’estoit il pas bien propre a former nostre esprit et ouvrir nostre jugement ? Quelle vilennie de voir qu’il n’y a plus que des barbares dans les Universitez pour enseigner la jeunesse ? Ne devraient-ils pas considérer, qu’il faut de bonne heure apprendre aux enfants à inventer quelque chose d’eux mesme, non pas de les r’envoyer a des recueils a quoy ils s’attendent, et s’engourdissent tandis » ?
Ces réflexions, trois siècles et demi plus tard, paraissent bien démodées !…
Trempé comme une soupe
Si l’on dit de celui qui ruisselle sous l’averse qu’il est trempé comme une soupe, c’est parce que, avant d’être un potage, la soupe était seulement une tranche de pain trempée dans du bouillon. « Soupe se dit aussi des tranches de pain fort déliées qu’on met au fond du plat, sur lesquelles on verse le bouillon. Donnez-moi une soupe de pain, pour dire une tranche », dit Furetière, preuve que le mot était encore distinct à son époque, mais sur le point d’être définitivement confondu. Il ajoute : « Dans les gargottes pour un sou l’on trempe la soupe. »
Ce système de la mouillette était le seul au Moyen Âge. On trempait aussi la « soupe » dans la sauce ou le jus de viande. Dans Le Roman du comte d’Anjou, lorsque la pauvre pucelle au papa concupiscent, fuyant avec sa copine, se restaure chichement dans une chaumière, son amie affamée se résout à tremper un peu de mauvais pain dans l’eau :
Toutefois d’une piececte
De pain fist une soupelecte
En l’iaue et manjut a grant paine,
Car grant famine la demaine.
Au XVI e siècle c’est encore la tranche de pain trempée dans une sauce qui est le seul usage ; on parle de « soupes de prime » — celles du premier déjeuner. Elles étaient grasses et passaient pour les délices des moines gourmands.
Ainsi Panurge, ayant jeûné la veille, dit à frère Jan, dans le Tiers Livre de Rabelais : « Mon stomach abboye de maie faim comme un chien. Jectons luy force souppes de prime : plus me plaisent les souppes de levrier [avec viande], associées de quelque piece de laboureur sallé à neuf leçons [pièce de bœuf cuit longtemps]. »
Là, décidément, ça n’était plus de la soupe, mais du rata !
Être tout sucre tout miel
« La volupté est bien plus sucrée quand elle cuit », a dit Montaigne qui s’y connaissait ! Dès le début de son apparition, vers le XI e siècle, le sucre (dont le nom nous est venu par l’intermédiaire de l’arabe soukkar), a constamment été associé au miel comme un symbole de douceur. Au XII e siècle l’Amour en usait comme d’un baume : « Mais de çon sucre et de ses bresches (rayons de miel) li radoucit nouvelles amours », écrit Chrétien de Troyes.
Être tout sucre tout miel s’est employé dès le XVII e, époque où la précieuse substance, loin d’être servie à discrétion sur les tables, était encore un produit rare que l’on ne trouvait guère que chez les apothicaires, et n’était quasiment délivré que « sur ordonnance. » M me de Sévigné écrivait le 31 mars 1687 : « Je ne m’étonne pas que la belle Madelonne soit un peu chagrine de son procès ; il faut être né tout sucre tout miel pour n’être pas Pimbêche quand on plaide. »
Faire la sucrée
C’est faire la douce, la mijaurée. L’expression est utilisée depuis le XV e siècle. En 1640, Oudin donne pour équivalent : « Faire la sucrée, la modeste, la retenue. »
La variante faire sa sucrée n’avait guère évolué dans le langage populaire du siècle dernier, où Delvau définit ainsi la chose : « Se choquer des discours les plus innocents comme s’ils étaient égrillards, et des actions les plus simples comme si elles étaient indécentes. L’expression est vieille — comme l’hypocrisie » (1867).
Casser du sucre sur le dos
Casser du sucre sur le dos de quelqu’un, c’est dire de lui tout le mal possible en son absence. Cette expression d’allure baroque, toujours en usage, évoque aujourd’hui l’image des pains de sucre que l’on devait jadis réellement briser au marteau avant de pouvoir mettre les morceaux dans sa tasse. Elle est en fait composée de deux locutions associées bout à bout : « casser du sucre », dire des ragots, et « sur le dos », « sur le compte », au sens où l’on met une action sur le dos d’une personne, on lui en fait porter la responsabilité.
L’idée de « casser du sucre », pour dire du mal, remonte au moins aux premières années du XIX e siècle, comme en témoigne ce conseil de Mérimée à Stendhal en 1831, sous une forme allégorique et emberlificotée : « Partie non officielle : Tenez-vous bien, ne parlez pas à Airelau de M. de l’Être dont il est fort entiché, et ne vous servez pas en dînant chez lui de la guillotine portative avec laquelle vous guillotinez ordinairement votre sucre avant de prendre votre café. » (Mérimée, Lettre du 31 mars 1831.) Pourquoi cette image ?… Étant donné l’extrême rareté du sucre, produit de luxe, sur les tables populaires, il est peu probable qu’elle soit née dans le langage des bas quartiers, ce qui exclurait, à mon avis, l’interprétation de « casser » par manger, son sens argotique ancien qui est demeuré dans « casser le morceau » : dénoncer. En revanche on trouve au XVII e siècle : « se sucrer de quelqu’un » pour « le prendre pour un imbécile », que rapporte la langue de bonne tenue du Dictionnaire de Trévoux (1752 et 1771). On peut rapprocher cette idée de la vieille locution « casser du grés » à quelqu’un : le considérer comme négligeable. Il est possible que les deux expressions se soient croisées en chemin, il est possible aussi qu’une image ait engendré l’autre, car si l’on veut « se sucrer » il faut bien « casser du sucre. »
Ce qui est certain c’est que l’expression est relevée par Delvau en 1867, comme appartenant au langage des coulisses : « Casser du sucre, faire des cancans — dans l’argot des cabotins. » Dans le même temps elle était employée dans le monde des voleurs au sens de « dénoncer », peut-être sous l’influence de « casser le morceau. » « Il en est qui, pour amoindrir leur peine, cassent du sucre sur leurs camarades. » (Stamir, 1867, in L. Larchey.)
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