Savoir virguler…
Attention cependant, parce que cette « moindre des pauses » est réputée dangereuse, comme le rappelle Pierre Larousse à travers Jean-Baptiste Champagnac, auteur du Dictionnaire historique critique et bibliographique (1823). Ce dernier soulignait combien une virgule mal placée pouvait « répandre de la confusion ». Pierre de La Chaussée, auteur dramatique aujourd’hui oublié — Voltaire, son contemporain, disait perfidement qu’il était un des premiers après ceux qui ont du génie… — , est tout aussi sensible aux conflits qui peuvent découler de la virgule manquante. « On aura quelque part omis une virgule ; Que sais-je ? On n’aura pas mis les points sur les i ; Aussitôt cela forme un procès ridicule. » « Le professeur dit l’élève est un imbécile » : à vous de mettre les virgules, points-virgules, deux points avec, selon vos choix, deux sens possibles à la phrase.
C’est qu’il faut bien savoir « virguler », comme le déclaraient les typographes à qui Littré attribue ce verbe. Si la ponctuation et l’orthographe relevaient en effet jusqu’au XVII esiècle davantage de l’imprimeur que de l’écrivain, au XIX esiècle, la virgule judicieusement apposée par l’écrivain prend ensuite tout son poids. On se souvient de Cyrano de Bergerac, mis en scène par Edmond Rostand dans un dialogue mémorable : « […] il est des plus experts Il vous corrigera seulement quelques vers… — Impossible, Monsieur, mon sang se coagule En pensant qu’on y peut changer une virgule. »
Je m’appelle Virgule
Ce signe infime, mais qui compte, accède même au rang des noms propres. « Chère et stupéfiante Virgule, je passais par là et je me suis dit : je vais faire un cadeau à Virgule. Hop », s’exclame Achille Talon, le tonique héros de l’auteur de bandes dessinées Greg, aux genoux de la belle, quelque peu compassée mais pas en reste d’émotion : « Oh ! Achille ! Grand fou ! Un cadeau ? Je palpite. »
À la lecture de ce court dialogue sans virgule extrait du Trésor de Virgule (Dargaud, 1977) nous revient une formule qui avait cours au XIX esiècle : « C’est une virgule dans l’Encyclopédie », disait-on alors d’une personne qui ne compte pas. Ce n’est sûrement pas le point de vue d’Achille Talon tout enamouré de sa Virgule.
Quand les mots se mettent à enfler, quand leur sens devient ambigu, incertain et que le vocabulaire se charge de flou, d’obscurité, de néant péremptoire, il n’y a plus de recours pour l’esprit.
Marcel Aymé, Le Confort intellectuel, 1949.
Trois étagères marquées par une certaine nostalgie. Trois étagères consacrées aux manuels de vocabulaire. D’hier. De 1850 à 1950. Ce fut leur âge d’or. Puis au nom d’une pédagogie dite active, ou d’un structuralisme mal compris, les leçons de vocabulaire se désintégrèrent, disséminées, ventilées… façon puzzle au fil d’ouvrages généraux, avec çà et là quelques spasmes.
J’ai ainsi participé à un manuel de français, de la 6 eà la 3 e. Les leçons de vocabulaire y étaient très appréciées, mais pas d’illusion, la hiérarchie y était perceptible : d’abord les textes, ensuite la grammaire, et puis en bout de chaîne, s’il reste du temps, le vocabulaire…
Eleanor Goodrich
Qu’ils étaient émouvants pourtant ces « vocabulaires » d’hier ! Les titres en sont encore éloquents de simplicité. Marqués par leur époque : on va droit au but. Passer une heure à apprendre des mots était alors parfaitement légitime. Des bouquets de mots, au parfum de leur époque, et en ce sens, ils restent de merveilleux témoignages d’un moment.
J’en retire un au hasard de la première étagère. Le Vocabulaire des écoles. Sous-titre : « Étude méthodique des mots de la langue usuelle d’après l’analogie, et considérée 1. quant à leur orthographe ; 2. quant à leur signification ; 3. quant à leur formation ; 4. quant à leur groupement par familles. » C’est sérieux, non ? Qui est l’auteur de celui-ci : M. Fournier, directeur d’école. Il connaît son métier. L’exemplaire que j’ai en main a appartenu à Eleanor Goodrich : son nom a été calligraphié en haut de la page de titre, à l’encre violette, jambages et hampes parfaitement tracés, pleins et déliés garantis, avec une plume Sergent Major.
Que déclarez-vous, monsieur Fournier, dans votre préface ? « Mes chers amis… » J’aime quand le maître s’adresse ainsi à ses élèves. « […] c’est en pensant à vous que j’ai composé Le Vocabulaire des écoles … » Et de leur expliquer clairement, gentiment, ce qu’il souhaite, pour tout aussi modestement et affectueusement conclure sur le livre qu’il vient de présenter de la même manière que dans son exorde : « À vous, mes chers amis, de l’aimer. Réservez à ce modeste serviteur une petite place entre ces deux graves compagnons : votre grammaire, qu’il complète, et votre dictionnaire, qu’il résume. » Quelle belle trinité ! Un dictionnaire , un vocabulaire , une grammaire , cette trilogie était gagnante : elle n’est plus hélas à la mode. Dommage.
Ouvrons ce manuel de 332 pages, couverture cartonnée, grise. Juste pour le parfum d’autrefois. Première leçon. « L’École, Les Jeux. » Et en introduction de la leçon : « Exercice d’observation d’après l’image. » On bénéficie en effet pour chaque leçon d’une belle gravure en noir et blanc, pleine page.
« A. Une classe. 1. Chaire. 2. Banc. 3. Pupitre. 4. Carte murale. 5. Tableau noir. 6. Globe terrestre. 7. Compendium métrique. 8. Boulier, compteur. 9. Musée scolaire. 10. Crayon. 11. Ballon. 12. Plumier. 13. Toupie. 14. Porte-plume. 15. Compas. 16. Cahier. 17. Livre. 18. Cartable. 19. Équerres. B. Dans la cour de l’école. 21. Portique. 22. Agrès. 23. Haltères. 24. Tremplin. 25. Enfants jouant à Colin Maillard. » On y respire à pleins poumons l’école volontaire de Jules Ferry.
Tout est à l’avenant… Des bouquets de mots, des exercices sans pédanterie. Des pensées en fin de la leçon. Fraîches. Par exemple : « Il n’y a pas plus de bonheur dans un palais que dans une masure, dans un écu que dans un gros sou. » Qui ? Lamartine. « Chacun travaille et chacun sert. » Victor Hugo. Tout cela est désuet, mais efficace. Viennent ensuite diverses leçons, toutes sur un thème précis : la maison ; l’intérieur de la maison, l’ameublement ; la famille ; l’âge et le temps ; l’éclairage et le chauffage ; la nourriture ; les maladies ; les végétaux et les fleurs ; le jardin potager ; le village et la ville », et forcément « la ferme et les travaux champêtres ».
Et de nouveau, comme pour chaque thème, une « image à parler » comme il se disait autrefois. « A. Instruments aratoires. 1. Une charrue. 2. Versoir. 3. Soc. 4. Coutre. 5. Sep. 6. Mancheron. 7. Age. 8. Régulateur. 9. Rouleau. 10. Faucille. 11. Hoyau. 12. Houe. 13. Herse. 14. Faux. 15. Tarare. 16. Fléau. 17. Tige d’avoine. 18. Tige de froment. B. La ferme. 19. Ensemble de ferme. 20. Abreuvoir. 21. Pigeonnier. 22. Étable. 23. Écurie. 24. Fumier. »
Avouons-le, sans les définitions données dans les pages suivantes, impossible de se souvenir que le sep d’une charrue, c’est « la pièce de bois qui porte le soc », du latin cippus , pieu, comme le cep de vigne mais aussi le cèpe au cœur de la forêt. Et que l’ age , sans accent, « correspond au timon auquel se lient le soc et tout le système de la charrue ». C’est un mot francique issu du fond des âges , ici avec un accent. Quelles pensées conclut la leçon ? « Les mains noires font manger le pain blanc. » « Le soc de la charrue du travailleur est toujours luisant. »
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