Il était déjà tard quand elle se releva pour se déshabiller et se coucher enfin. La bougie, sur sa table de chevet était à demi consumée… Avec une sorte de hâte, elle se débarrassa de son amazone et alla bassiner son visage dans une cuvette d’eau fraîche. Godivelle avait sorti et étalé sur le lit une de ses chemises de nuit d’autrefois et elle la revêtit avec un certain plaisir. Cela lui donnait l’impression de revêtir du même coup son ancienne personnalité… Mais le visage que lui renvoya le miroir terni au-dessus de la cheminée n’était plus le même, en dépit du ruché candide qui l’encadrait. Les yeux y brûlaient comme des chandelles et elle se trouva l’air d’une sorcière.
Tournant le dos à la glace, elle se dirigea vers son lit. C’est alors qu’elle vit le loquet de sa porte se lever doucement, tout doucement, sous une main prudente… Suscité par la colère et l’effroi, un élan la jeta contre la porte et d’un geste sec, elle tira le verrou… Le bruit d’un pas léger qui retraversait le couloir parvint à l’oreille qu’elle avait collée contre le panneau de bois. Elle entendit se refermer doucement la porte du marquis et comprit qu’il ne lui faudrait plus commettre l’imprudence de dormir sans avoir auparavant tiré son verrou…
Les deux jours qui lui restaient à vivre dans ce château maudit lui parurent soudain une éternité et elle regretta de n’avoir pas dit à François de se rendre le jour même chez M eMerlin… L’attente lui devenait insupportable. Du moins espérait-elle que le tabellion, ayant lu le mémoire qu’elle lui avait confié, ne balancerait pas un seul instant et rendrait visite à la maréchaussée sans plus tarder.
Ce qu’il adviendrait d’elle quand le marquis se verrait affronté à la loi, Hortense osait à peine y penser. Elle savait qu’à cet instant elle risquerait sa vie mais elle gardait trop de confiance en Dieu pour ne pas espérer qu’Il lui donnerait le moyen de s’échapper à la faveur de la confusion…
Ayant mal dormi, elle s’éveilla tard. Ce fut pour apprendre d’une Godivelle qui cachait mal son triomphe que Jeannette, n’ayant décidément plus de lait, avait été renvoyée à Combert le matin même. Pierrounet, qu’Hortense n’avait pas vu la veille parce que le marquis l’avait envoyé sur sa terre de Faverolles, avait été chargé de la ramener chez son oncle. Naturellement, la jeune femme ne perdit pas une aussi belle occasion de se mettre en colère, mais uniquement pour le principe. Au fond d’elle-même et en pensant à la joie de François en retrouvant sa nièce, elle regrettait peu cette décision arbitraire. Jeannette devrait attendre elle aussi que son nourrisson lui soit rendu. Restait à savoir comment Étienne allait supporter le sevrage et, après avoir tancé vertement Godivelle, dit son fait au marquis, Hortense consacra cette journée au changement de nourriture du bébé qui, d’ailleurs, supporta la chose le mieux du monde. Ce vigoureux bout d’homme promettait de faire preuve d’une superbe santé et ce fut un plaisir pour la jeune mère de voir la petite bouche rose engloutir, cuillerée après cuillerée, la légère bouillie de blé cuite au lait et sucrée au miel tandis que les yeux bleus du bébé brillaient comme des étoiles. Auprès de son enfant, Hortense oubliait ses angoisses et la cruauté du marquis. Tout sauf le temps qui passait…
Le jour suivant, le maître de Lauzargues s’absenta. La jeune femme en éprouva un vif soulagement. Dépouillé de cette présence obsédante, le vieux château retrouvait du charme et devenait presque agréable. La porte en demeura fermée toute la journée mais, comme une pluie battante s’était installée depuis le lever du jour, Hortense ne regretta pas outre mesure de devoir rester au logis. Demain, ce serait le troisième jour…
Après le dîner, qui eut lieu plus tard que d’habitude parce que l’on avait dû attendre le marquis, celui-ci pria sa belle-fille de rester quelques instants au salon. Il avait à lui parler. Docilement, la jeune femme alla prendre place dans l’un des fauteuils disposés près de la cheminée et attendit que le marquis se fût débarrassé de Garland. En effet, le bibliothécaire, qui d’ordinaire filait dans sa chambre dès la dernière bouchée avalée, ne semblait pas disposé à quitter la table. Il avait fait preuve, durant tout le repas, d’une agitation inhabituelle qui lui avait valu quelques rappels à l’ordre et, à présent, il s’attardait comme s’il était pris de torpeur. On dut faire appel à Pierrounet et à Marthon, la plus vigoureuse des deux servantes, pour le tirer de sa place et le remonter au second étage sans d’ailleurs qu’il parût s’éveiller vraiment.
— Est-il malade ? demanda Hortense que la mine du vieil homme inquiétait.
Foulques de Lauzargues haussa les épaules :
— Cela n’aurait rien d’étonnant. Voyant que vous pouviez manger et boire sans être incommodée, il s’est empiffré. Il a surtout bu plus que de raison. Mais laissons cela ! J’ai à vous dire des choses qui me paraissent d’importance…
Il se dirigea vers un cabaret de salon posé sur une table à gibier, y prit deux petits verres et un flacon gravés d’or.
— Voulez-vous un peu de cette vieille prune ? Elle est parfaite en tout point…
— Merci. Je n’aime pas les liqueurs fortes…
— Vous avez tort. Elles sont parfois d’un grand secours… Tenez, je vous en verse quelques gouttes seulement. Il se peut que vous changiez d’avis avant longtemps et je n’aimerais pas vous voir vous évanouir…
Joignant le geste à la parole, il fit couler un peu de prune dans le verre qu’il vint poser sur une petite table placée à portée de main de la jeune femme. Celle-ci leva les sourcils :
— Suis-je censée m’évanouir ? Outre que c’est peu dans mes habitudes, je n’en vois pas la raison. Je me sens parfaitement bien…
— Je souhaite que cela dure mais je crains un peu l’effet que pourrait avoir sur vous l’écroulement de vos espérances…
Une brusque inquiétude tint Hortense muette. Elle n’aimait pas du tout, ce soir, le sourire trop aimable du marquis, ni la petite flamme méchante qui brillait dans ses yeux clairs. Cette inquiétude se changea en effroi quand, au bout des doigts de son tyran, elle vit apparaître un pli dont les trois cachets de cire verte étaient coupés. Heureusement, la colère vint tout de suite à son secours et la remit debout :
— Comment vous êtes-vous procuré cela ? Je croyais qu’un notaire était un officier assermenté et que l’on pouvait lui faire entière confiance ?…
— Sans doute et M eMerlin n’échappe pas à cette règle mais quand vous lui avez rendu visite, il lui est apparu que vous n’étiez pas en pleine possession de votre bon sens. Il n’en a rien montré, bien sûr, car il n’est pas bon de contrarier ceux dont l’esprit se dérange…
— Voulez-vous dire que cet homme m’a prise pour une folle ?
— C’est… assez cela, encore que le terme soit un peu fort. Disons nerveuse… un peu agitée et visiblement sous le coup d’une idée fixe. Or, il se trouve que ce brave tabellion me voue depuis toujours une grande, une très respectueuse admiration qui va jusqu’à l’amitié. Nous nous connaissons depuis si longtemps !… Quand vous êtes allée le voir, il vous a écoutée gentiment puis il a rangé votre dépôt en pensant qu’un jour ou l’autre il s’en expliquerait avec moi. Et quand je suis allé chez lui, tout à l’heure, il n’a fait aucune difficulté pour me remettre ce pli. Je dois dire que nous avons beaucoup ri, ensemble, à sa lecture…
— Ri ? Cet homme a ri à la lecture de vos crimes ? Il faut vraiment qu’il vous aime beaucoup…
— Il faut surtout qu’il ait un grand bon sens. Voyez-vous, l’excès en tout effraie les âmes simples et les pousse à l’incrédulité. C’est un vrai roman que vous avez écrit là, ma chère, et je n’ai eu aucune peine à en mettre les péripéties sur le compte d’une extraordinaire imagination…
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