— Si c’est à ce passage que vous faites allusion, il vous faut y renoncer, comme vous le voyez… De même le souterrain est comblé.
— Ce n’est pas à cela que je pense.
— Oh, je sais ! Vous pensez à ce bâtard que j’aurais dû faire jeter à la rivière quand il n’était encore qu’un bébé… mais vous savez bien qu’il a disparu… Depuis qu’il est venu se casser les dents sur mes vieilles pierres, il a quitté le pays, dit-on… peut-être pour rejoindre ses amis les loups. Voici longtemps que l’on n’en a plus entendu hurler au fond de la nuit par ici… Peut-être sont-ils tous morts ? Je sais qu’une grande battue a été organisée voici peu, vers Le Malzieu, une battue fructueuse… Peut-être a-t-on tué aussi ce loup-là ?…
De nouveau, la colère fit perdre à Hortense son calme de commande :
— Il est de votre sang… votre propre, fils et vous souhaitez sa mort comme vous avez poussé Étienne vers le suicide, comme vous avez tué votre femme, votre sœur, comme vous avez voulu me tuer moi ! Ne savez-vous apporter que la mort à ceux de votre famille ?… Vous êtes un monstre !
— Je ne souhaite pas la mort pour vous, Hortense, dit-il d’une voix soudain changée. Jadis, j’en conviens, la colère, la jalousie m’ont fait perdre la tête…
— La jalousie ? Vous ?
— Moi… Quand donc comprendrez-vous que je vous aime et que, si je vous enferme, si je veux vous garder ici c’est pour vivre auprès de vous, tout simplement ! Vous regarder… contempler jour après jour votre beauté, cette grâce qui vous fait inimitable… Ne pouvez-vous comprendre cela ?
— Cette sorte d’amour ? Non, je ne puis la comprendre parce que ce n’est pas de l’amour. Comment pourriez-vous savoir ce que c’est, vous qui ne savez que détruire ce qui vous résiste ? L’amour c’est le don de soi dans ce que l’on a de meilleur et cela va bien au-delà du corps…
— Restez avec moi et vous verrez si je ne sais pas vous aimer ! Vous pourriez régner sur moi, Hortense, et sur tout ce qui est nôtre à présent… Jurez-moi de passer auprès de moi le temps qui me reste à vivre et les portes de cette maison seront ouvertes devant vous et le resteront… Nous pourrions aller ensemble à Combert, y séjourner de temps à autre… Nous regarderons ensemble l’enfant grandir… Oh, Hortense, nous pourrions être si heureux si seulement vous le vouliez…
Il s’était approché d’elle, les mains ouvertes et le regard égaré. Elle crut qu’il voulait la prendre dans ses bras. Vivement, elle s’écarta, ouvrit la porte :
— Sortez ! Pour le coup, je crois que vous êtes fou. Oser me parler d’amour après tout le mal que vous avez fait ! Oser penser à séjourner à Combert… à Combert où chacun sait que cette pauvre Dauphine est morte de vous, comme tous les autres !… Sortez de cette chambre et retenez bien ceci : vous ne me garderez pas ici au-delà de trois jours. Si, dans ce délai, je ne suis pas rentrée chez moi, sachez qu’il se passera quelque chose… quelque part, et que, de gré ou de force, vous serez obligé de nous libérer, mon fils et moi, parce que toute l’Auvergne connaîtra votre infamie !
Le marquis secoua la tête comme s’il cherchait à chasser les brumes d’un rêve et, graduellement, son regard reprit toute sa dureté glacée. Il toisa au passage la jeune femme qui tenait la porte ouverte devant lui.
— Qu’est-ce que cela me fait à moi l’opinion des croquants ou même celle de mes pairs dès l’instant où vous serez à jamais ma compagne ? Vos menaces ne m’effraient pas, ma chère… C’est ne plus vous revoir qui me serait insupportable. Vous m’avez échappé à Paris mais ici vous ne m’échapperez pas.
— Qui parle de s’échapper ? Qui parle de ne plus se revoir ? Vous admettrez sans peine que la vie est plus agréable à Combert qu’ici ?…
— Pas pour un Lauzargues ! C’est ici le foyer de mon petit-fils, c’est aussi le vôtre…
— Alors c’est aussi celui de Jean. Si mon enfant est votre petit-fils c’est bien parce que lui est votre fils. Admettez-le au vu et au su de tous ! Reconnaissez-le en tant que Jean de Lauzargues et alors, oui, je resterai ici, toute ma vie et pas seulement toute la vôtre…
— Mais avec lui, n’est-ce pas ? Auprès de lui… pas auprès de moi ?
— N’y seriez-vous pas aussi ? Notre maison continuerait normalement, au grand jour… Ne pouvez-vous l’aimer, lui qui vous ressemble plus que quiconque ? Rendez-lui justice ! Il a tant souffert par vous… et moi j’oublierai, je vous le jure, tout le mal que vous avez fait, à moi et à d’autres. J’oublierai vos crimes…
Il eut un sourire grimaçant, diabolique, en face duquel Hortense, en dépit de son courage, de sa certitude, se sentit frémir.
— Quelle grandeur ! Vous m’offrez le rôle de l’ancêtre assis avec sa canne au coin de la cheminée, chaque année plus frileux tandis que vous régnerez l’un et l’autre. J’aurai la joie de vous voir, tous les ans, devenir grosse des œuvres de ce rustre ? Celle de voir se refermer chaque soir la porte de votre chambre sur vos baisers et vos caresses que je devinerai tandis que moi je rejoindrai, solitaire, les longues heures des nuits d’hiver où la seule compagnie est celle des souvenirs ? N’y comptez pas, ma belle ! Je vous veux pour moi, pas pour un autre…
— Vous acceptiez bien Étienne ?
— Parce que c’était sans importance. Vous mettre dans le même lit n’était qu’une simple formalité. Vous ne pouviez l’aimer. Le bâtard, lui, a eu le privilège de vous faire un enfant. Cela doit lui suffire pour toute sa vie. Le reste de la vôtre m’appartient !…
La porte claqua derrière lui et Hortense se retrouva seule au centre de ce décor qu’elle avait bien cru ne jamais revoir. Elle n’avait pas entendu de clef tourner dans la serrure et le marquis était parti presque en courant. La porte, d’ailleurs, s’ouvrit sans peine sous sa main. Elle en fut satisfaite. Du moins ne serait-elle pas enfermée entre ces quatre murs et pourrait-elle aller et venir dans le château… L’attente ainsi serait moins longue.
Un peu rassurée, elle s’accorda la douceur de refaire connaissance avec cette pièce qu’au fil des mois elle avait presque appris à aimer. Rien n’y avait, en effet, changé depuis son départ. Les meubles et les objets étaient toujours à la même place. La grande armoire de chêne ciré dont la porte s’ouvrit en grinçant un peu révéla, bien rangées, les robes de jeune fille qu’elle n’avait pas pu emporter au moment de sa fuite. Elles fleuraient la citronnelle et de grandes housses de toile protégeaient les toilettes les plus fragiles : la robe de faille rose de ses fiançailles et surtout la corolle de satin blanc et de dentelles qui avait été sa robe de mariée. Tout auprès, il y avait la robe de laine bleue qui était d’uniforme chez les Dames du Sacré-Cœur et qu’elle portait le jour où l’on était venu lui apprendre la mort affreuse de ses parents. Toute sa véritable vie était là, entre cette armoire qui sentait bon la cire d’abeille et le petit secrétaire où tant de fois elle s’était assise et dont le casier secret s’ouvrit sans peine sous sa main comme la porte d’une maison amie. Le journal commencé au lendemain de son arrivée au château y reposait toujours. Hortense le prit et longuement parcourut les feuillets déjà jaunis où elle avait écrit l’histoire de son amour pour Jean. Il lui était doux de relire ces pages naïves qui lui semblaient à présent l’œuvre d’une autre. Le brasier de l’angoisse et de la passion avait fait naître une créature bien différente de la jeune pensionnaire d’autrefois…
Quelqu’un gratta à la porte et, avant même qu’Hortense eût permis d’entrer, Godivelle parut, portant Étienne avec l’orgueil qu’elle eût mis à porter un jeune roi. Mais Hortense ne vit que son enfant et se précipita vers lui.
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