— Ah… en Moldavie. C’est peut-être ce qui explique les variantes.
Elle leva les yeux et vit qu’il la regardait fixement.
— Vous vous sentez seule sans votre père ?
Elle réfléchit un instant. Sa présence lui avait d’abord cruellement manqué et elle s’était demandée ce qu’elle allait devenir sans lui. Mais, pour le moment, elle était heureuse d’être aux côtés de Glenn, de l’écouter jouer et, aussi, de discuter avec lui. Peut-être n’aurait-elle jamais dû le laisser entrer dans sa chambre, mais elle se sentait en sécurité avec lui. Elle aimait son regard, aussi, même s’il semblait lui interdire de lire dans le bleu de ses yeux.
— Oui, dit-elle finalement, et non.
— Voilà qui est clair ! dit-il en riant. Une double réponse !
Le silence s’installa entre eux, et Magda prit conscience de tout ce qu’il y avait de viril, de mâle, dans Glenn. Ce détail lui avait échappé lors de leur première rencontre et aussi lorsqu’ils avaient bavardé derrière l’auberge. Mais là, dans la petite chambre, elle ne voyait plus que cela. Elle éprouvait une sorte de sensation primitive. Le magnétisme animal… était-ce ce qu’elle ressentait en sa présence, ou son trouble n’était-il dû qu’à son extraordinaire vitalité ?
— Vous êtes mariée ? demanda-t-il en découvrant l’anneau d’or passé à son doigt – l’alliance de sa mère.
— Non.
— Un amoureux, peut-être ?
— Bien sûr que non !
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que…
Magda hésita. Elle n’osait pas lui avouer qu’elle avait abandonné tout espoir de vivre avec un homme. Sauf dans ses rêves, peut-être. Tous les hommes rencontrés dans le passé étaient mariés à présent, et ceux qui étaient restés célibataires avaient leurs propres raisons pour qu’il en fût ainsi. Mais une chose était certaine : tous les hommes qui avaient traversé son existence étaient de bien pâles créatures en comparaison de celui qui était assis devant elle !
— Parce que j’ai passé l’âge où l’on accorde de l’importance à ce genre de choses ! dit-elle finalement.
— Vous êtes une enfant !
— Et vous, vous êtes marié ?
— Pas pour le moment.
— Vous l’avez donc déjà été ?
— Plusieurs fois, oui.
— Jouez-moi autre chose ! dit-elle, exaspérée de voir Glenn la taquiner au lieu de lui répondre franchement.
La musique fut de courte durée, et la conversation reprit rapidement le dessus. Ils abordèrent toutes sortes de sujets, et Magda se rendit compte qu’elle parlait de tout ce qui la touchait de très près : les Tziganes et leur musique, le folklore rural roumain, mais aussi ses rêves, ses espoirs, ses idées. Glenn l’encourageait à poursuivre toutes les fois qu’elle s’interrompait, et il l’écoutait, sincèrement intéressé par tout ce qu’elle lui disait. Contrairement aux autres hommes qui, à la première occasion, prenaient la parole pour ne plus jamais la céder.
Les heures s’écoulèrent, et bientôt la nuit tomba sur l’auberge. Magda se mit à bâiller.
— Pardonnez-moi, dit-elle, je suis trop bavarde. Je ne parle que de moi. Mais vous, d’où venez-vous ?
Glenn haussa les épaules.
— J’ai grandi en Europe de l’Ouest, mais vous pouvez dire que je suis britannique.
— Vous parlez exceptionnellement bien le roumain, comme si c’était votre langue maternelle.
— Je suis souvent venu dans ce pays et j’ai vécu auprès de plusieurs familles roumaines.
— Vous ne trouvez pas qu’il est un peu risqué pour un sujet britannique de se trouver actuellement en Roumanie ? Les nazis ne sont pas loin.
— En fait, je n’ai pas de citoyenneté, dit-il avec une certaine hésitation. J’ai des papiers émanant de divers pays mais je n’appartiens à aucun. Dans ces montagnes, cela n’est pas nécessaire.
Un homme sans patrie ? Magda n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille.
— Prenez garde, il n’y a pas beaucoup de roux chez les Roumains.
— C’est vrai, fit-il en se passant la main dans les cheveux. Mais les Allemands sont au donjon et la Garde de Fer évite les montagnes. Je ferai très attention tant que je demeurerai ici mais cela ne devrait pas durer très longtemps.
Magda éprouva une certaine déception – elle aimait l’avoir à ses côtés.
— Combien de temps resterez-vous ? lui demanda-t-elle vivement – un peu trop vivement, peut-être.
— Suffisamment longtemps pour effectuer une dernière visite avant que l’Allemagne et la Roumanie ne déclarent la guerre à la Russie.
— Ce n’est pas…
— C’est inévitable, et cela se produira bientôt.
Il se leva.
— Où allez-vous ?
— Je vais vous laisser vous reposer. Vous en avez besoin.
Il se pencha vers elle et lui tendit la mandoline. Un instant, leurs doigts se touchèrent. Magda ressentit une sorte de choc électrique, mais elle ne retira pas sa main pour entretenir cette délicieuse sensation de chaleur qui envahissait son corps tout entier.
Et elle se rendit compte que Glenn connaissait le même trouble – à sa propre manière, bien sûr.
Brusquement, il se dirigea vers la porte. Elle se sentit un peu désemparée. Elle aurait voulu lui demander de rester, lui prendre la main. Mais elle ne se voyait pas faisant une telle chose et eut presque honte d’y avoir pensé. Des émotions nouvelles naissaient dans son corps et son esprit. Comment pourrait-elle les maîtriser ?
La porte se referma, et Magda fut en proie à un profond désarroi. Elle resta assise quelques minutes puis se dit qu’il valait mieux qu’elle se reposât. Elle avait besoin de dormir, pour être parfaitement en forme quand le moment serait venu.
Car elle avait décidé que, ce soir, Papa ne serait pas seul à affronter Molasar.
LE DONJON
Jeudi 1 ermai
17 heures 22
Seul dans sa chambre, le capitaine Woermann avait vu les ombres s’allonger sur le donjon avant la disparition totale du soleil. Et son malaise s’était réveillé. Les ombres n’auraient pas dû le perturber. Après tout, il n’y avait pas eu de victimes pendant deux nuits d’affilée, et il n’y avait pas de raison pour qu’il en allât autrement ce soir. Malgré cela, le pressentiment était là.
Le moral des hommes s’était considérablement amélioré. A nouveau, ils se comportaient en vainqueurs. Ils avaient été menacés, quelques-uns étaient morts, mais ils s’étaient obstinés et tenaient toujours le donjon. Maintenant que la fille était partie, un nouvel accord s’instaurait entre les soldats en gris et les uniformes noirs. Ils ne se mêlaient pas vraiment les uns aux autres mais une nouvelle camaraderie était née, celle du triomphe. Woermann se trouvait bien incapable de partager leur optimisme.
Il regarda son tableau. Il n’avait plus le moindre désir d’y travailler et ne voulait pas en commencer un autre. Il n’avait même pas le courage de sortir ses couleurs pour effacer l’ombre du pendu. Cette ombre l’obsédait littéralement. Elle lui paraissait chaque fois plus distincte, et la tête semblait dessinée avec davantage de précision. Il détourna les yeux. C’était absurde.
Non… ce n’était pas si absurde que cela. Il régnait toujours quelque chose de malsain dans ce donjon. Il n’y avait pas de victimes depuis deux jours mais le donjon n’avait pas changé pour autant. Le mal n’avait pas disparu, il était seulement en retrait. L’air ambiant, les murailles, tout était toujours aussi oppressant. Les hommes pouvaient se taper dans le dos et se féliciter. Woermann, lui, ne le pouvait pas. Il regardait son tableau et savait avec certitude que la série des victimes n’était pas achevée : elle n’était qu’interrompue et pouvait reprendre à n’importe quel moment – ce soir, peut-être. Nul n’avait été vaincu ou chassé. La mort était toujours présente, qui attendait l’instant propice pour frapper à nouveau.
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