Elle s’assit dans l’herbe pour réfléchir. Ce faisant, elle entrevit quelqu’un derrière la fenêtre ouverte au premier étage. Des cheveux roux. Elle serra les poings en comprenant que Glenn avait dû entendre toute leur conversation.
Magda surveilla la fenêtre pendant plusieurs minutes, dans l’espoir de le voir reprendre sa position. Soudain, une voix l’interpella :
— Bonjour !
C’était Glenn, qui apparaissait au coin de l’auberge, une petite chaise pliante sous chaque bras.
— Qui est là ? demanda Papa, incapable de se retourner sur son fauteuil.
— Quelqu’un que j’ai rencontré hier. Il s’appelle Glenn. Sa chambre est située juste en face de la mienne.
Glenn adressa un signe de tête à Magda avant de se placer devant Papa, qu’il surplombait tel un géant. Il portait des pantalons de laine, des cuissardes et une chemise vague ouverte au cou. Il déposa les deux chaises et tendit la main au professeur.
— Bonjour à vous, monsieur. Je connais déjà votre fille.
— Theodor Cuza, répondit Papa d’un air hésitant, voire soupçonneux.
Il mit sa main déformée et gantée dans celle de Glenn puis ce dernier montra l’une des chaises à Magda.
— Prenez-en une. Le sol est trop humide pour s’asseoir dessus.
— Je préfère rester debout, merci, dit Magda en se levant.
Elle n’appréciait pas du tout son intrusion et faisait de son mieux pour être hautaine.
— D’ailleurs, mon père et moi allions partir, ajouta-t-elle.
Magda se dirigea vers le fauteuil roulant mais Glenn posa une main sur son bras.
— Ne partez pas encore. J’ai été réveillé par la voix de deux personnes qui parlaient du donjon et d’une sorte de vampire. Ne pourrions-nous en parler tous les trois ?
Magda se trouva dans l’incapacité de répliquer bien qu’elle fût furieuse des familiarités qu’il prenait avec elle. Malgré cela, elle ne retira pas son bras. Son contact la faisait frissonner, agréablement.
Papa n’avait, quant à lui, pas envie de se retenir :
— Vous ne devez parler de cela à qui que ce soit ! Notre vie est en jeu !
— Ne vous en faites pas, dit Glenn, dont le sourire disparut. Les Allemands et moi n’avons rien à nous dire.
Il se tourna alors vers Magda.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ? C’est pour vous que j’ai apporté cette chaise.
— Papa ?
— Je crois que nous n’avons pas le choix, fit-il, résigné.
Glenn ôta sa main quand Magda prit place sur la chaise, et elle éprouva sur-le-champ une singulière impression de vide. Elle le vit faire pivoter l’autre chaise, s’y installer à califourchon et appuyer les coudes sur le dossier.
— Magda m’a parlé cette nuit du vampire du donjon, dit-il, mais je ne suis pas certain d’avoir retenu son nom.
— Molasar, dit Papa.
— Molasar répéta lentement Glenn, perplexe. Mo…la…sar. Oui, c’est cela… Molasar. Vous ne trouvez pas que c’est un nom étrange ?
— Peu commun, dit Papa, mais pas vraiment étrange.
— Et cela ? dit Glenn en désignant la petite croix que serraient toujours les doigts tordus. Vous avez bien dit que Molasar la redoutait ?
— Oui.
Magda remarqua que Papa s’efforçait de ne lui transmettre aucune information.
— Vous êtes juif, n’est-ce pas, Professeur ?
— Oui.
— Est-ce qu’il est courant que des Juifs portent des croix ?
— Ma fille l’a empruntée… pour faire une expérience.
— Où l’avez-vous eue ? demanda-t-il à Magda.
— Auprès d’un des officiers du donjon, répondit-elle tout en se demandant où cette conversation allait les mener.
— C’était la sienne ?
— Non, il m’a dit l’avoir prise sur l’une des victimes.
Magda commençait d’entrevoir la logique de son interrogatoire.
— C’est bizarre, fit Glenn en se tournant à nouveau vers Papa, cette croix aurait dû protéger le soldat qui la possédait. Une créature redoutant la croix aurait dû s’éloigner de cet homme et se trouver une autre victime, un soldat ne disposant d’aucune protection.
— La croix était peut-être sous sa chemise, dit Papa, ou dans sa poche. Ou peut-être même dans sa chambre.
— C’est possible, fit Glenn avec un sourire, c’est possible.
— Nous n’avions pas pensé à cela, Papa, dit Magda, qui saisissait toute idée susceptible de raviver l’esprit de son père.
— Il ne faut rien laisser de côté, dit Glenn. Ce n’est pas à un chercheur que je devrais le rappeler.
— Comment savez-vous que je suis un chercheur ? lui lança Papa, une lueur dans les yeux. A moins que ma fille ne vous l’ait dit.
— C’est Iuliu qui me l’a dit. Mais il y a un autre élément que vous avez négligé : c’est tellement évident que j’ai honte à vous le dire.
— Eh bien, ayez honte ! dit Magda.
— D’accord. Pourquoi un vampire terrorisé par la croix vivrait-il dans une demeure dont les murs en sont incrustés ? Vous avez une explication ?
Magda et son père échangèrent un regard.
— Vous savez, dit Papa avec un doux sourire, je suis venu si souvent dans ce donjon que je ne vois même plus les croix !
— C’est tout à fait normal. J’y suis venu plusieurs fois moi-même et, au bout d’un certain temps, elles semblent se fondre dans la roche. Mais la question demeure : Pourquoi un être éprouvant tant de répulsion pour la croix s’en entourerait-il d’un nombre aussi extraordinaire ?
Glenn se leva et jeta sur son épaule la chaise pliante.
— Bien. Je crois que je vais demander à Lidia de me préparer mon petit déjeuner pendant que vous essayerez de trouver une solution à ce problème. Si solution il y a.
— Pourquoi vous intéressez-vous tant à ce donjon ? demanda Papa. Que faites-vous ici ?
— Je ne suis qu’un voyageur, dit Glenn. J’aime cette région et je m’y rends régulièrement.
— Vous paraissez plus qu’intéressé par le donjon. Et vous semblez fort bien le connaître.
— Je suis certain que vos connaissances sont bien supérieures aux miennes, dit Glenn en haussant les épaules.
— J’aimerais savoir comment m’y prendre pour empêcher mon père d’y retourner cette nuit, dit Magda.
— Je dois pourtant y aller, tu le sais bien. Pour revoir Molasar.
— Je ne veux pas qu’on te retrouve la gorge ouverte, comme les autres.
— Ce ne serait pas la pire chose qui pourrait vous arriver.
Étonnée par ce brusque changement de ton, Magda se tourna vers Glenn et découvrit qu’il n’y avait plus rien de lumineux dans son visage. Il regardait fixement Papa. Cela dura quelques secondes, puis il sourit à nouveau.
— Le petit déjeuner doit être prêt. Nous nous reverrons certainement très bientôt.
Il posa alors une main sur le dossier du fauteuil d’infirme et le fit pivoter de 180 degrés.
— Que faites-vous ? s’écria Magda en se levant brusquement.
— Je veux vous proposer un spectacle différent, Professeur. Ce donjon est par trop sinistre, et cette journée est bien trop belle pour ne voir que lui.
Il indiqua le fond du défilé.
— Regardez vers le sud et vers l’est au lieu de toujours vous tourner vers le nord. Ces montagnes sont, en dépit de leur sévérité, parmi les plus belles du monde. Voyez comment l’herbe verdit et comment les fleurs poussent entre les rochers. Oubliez un peu le donjon.
Ses yeux captèrent un instant l’attention de Magda, puis il disparut au coin de l’auberge.
— Quel étrange personnage, dit doucement Papa.
Magda partageait son impression mais elle éprouvait également une certaine gratitude pour Glenn. Pour des raisons connues de lui seul, il s’était mêlé à leur conversation et était parvenu à rendre un peu de bonne humeur à Papa. Il avait agi avec beaucoup de délicatesse, mais pourquoi ? Qu’avait-il à faire des tourments intérieurs d’un vieux Juif de Bucarest ?
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