— Cela va bien plus loin que cela ! C’est une nouvelle forme de vie, un nouveau mode d’existence ! Non, ce n’est pas exact : c’est un mode ancien, nouveau toutefois en ce qui concerne la connaissance historique et scientifique. Et puis, au-delà du rationnel, il y a tant d’implications spirituelles… leur portée est inimaginable !
— Mais comment cela peut-il être vrai ? Comment ?
L’esprit de Magda se cabrait toujours devant de telles révélations.
— Je n’en sais rien. Il y a tant de choses à apprendre, et j’ai passé si peu de temps en sa compagnie. Il se nourrit du sang des vivants – les cadavres des soldats le prouvent assez. Ils ont perdu tout leur sang par le cou. Cette nuit, j’ai appris qu’il ne se reflétait pas dans les miroirs – cette partie du mythe du vampire se trouve donc vérifiée. En revanche, tout ce qui touche à l’ail et à l’argent est faux. Il semble être une créature de la nuit – il n’a frappé que la nuit et ne s’est manifesté que la nuit. Cela m’étonnerait toutefois qu’il passe ses journées à dormir dans un objet aussi mélodramatique qu’un cercueil.
— Un vampire, dit doucement Magda, à court de souffle. Cela semble si risible ici, avec le soleil au-dessus de nos têtes…
— Était-ce aussi risible il y a deux nuits quand il a absorbé la lumière de la pièce ? Et quand il a posé sa main sur ton bras ?
Magda se leva et, se détournant de son père, remonta la manche de son tricot. La tache était toujours là… oblongue, grisâtre, comme lors d’un début de nécrose. Elle s’apprêtait à la recouvrir quand elle la vit s’effacer lentement – la peau redevenait rosée sous l’action du soleil. Quelques secondes plus tard, la tache avait complètement disparu.
La tête lui tourna et Magda se rattrapa au dossier du fauteuil. Mais Papa n’avait rien remarqué. A nouveau, il observait le donjon.
— Il est là, quelque part, dit-il, et il attend ce soir. Il faut que je lui parle à nouveau.
— Est-ce vraiment un vampire, Papa ? Est-ce qu’il a vraiment été un boyard il y a cinq cents ans ? Comment pouvons-nous être sûrs que tout ceci n’est pas truqué ? Est-ce qu’il peut nous fournir des preuves ?
— Des preuves ? Mais il n’a rien à prouver, il se moque bien de ce que nous pouvons croire ! Il a ses propres préoccupations et pense que je peux lui être de quelque utilité – bien que je ne sache pas vraiment quoi faire. C’est pour cela que je n’ai rien dit aux Allemands.
Magda avait l’impression que les Allemands n’étaient pas les seuls à être tenus à l’écart ; la façon dont il lui parlait était des plus inhabituelles.
— Il voit en moi un allié contre les envahisseurs. C’est ce qu’il a dit.
— Papa, tu n’es pas sérieux !
— Molasar et moi avons un ennemi commun, non ?
— Aujourd’hui, peut-être. Mais plus tard ?
— N’oublie pas que sa présence m’est précieuse, dit-il, ignorant la question qu’elle lui avait posée. Je dois tout savoir de lui. Il faut que je lui parle, il le faut absolument ! Tant de choses ont changé… tant de choses doivent être reconsidérées…
Magda ne parvenait pas à comprendre son état d’esprit.
— Papa, qu’est-ce qui te chagrine ? Tu as dit pendant des années qu’il devait y avoir quelque chose derrière le mythe du vampire et tout le monde se moquait de toi. Aujourd’hui, tu as gagné, mais cela te bouleverse. Tu devrais être fou de joie !
— Tu ne comprends donc pas que ce n’était qu’un exercice intellectuel destiné à réveiller les chercheurs du département d’Histoire ? Je n’ai jamais cru qu’une telle créature pouvait exister. Et surtout, je n’ai jamais pensé que je pourrais un jour l’affronter ! s’écria-t-il, avant d’ajouter dans un souffle : Je n’ai surtout jamais pensé qu’il pourrait trembler devant…
Il n’acheva pas sa phrase et se replia sur lui-même tout en fouillant dans ses poches.
— Devant quoi, Papa ? De quoi a-t-il peur ?
Il se tourna à nouveau vers le donjon.
— Il est le mal, Magda. C’est un parasite doté de pouvoirs supranormaux, qui se nourrit de sang humain. Le mal incarné, le mal rendu tangible. Mais dans ce cas, où réside le bien ?
— De quoi parles-tu, Papa ? Je ne comprends rien !
Il tira enfin de sa poche un objet qu’il brandit devant Magda.
— De cela, Magda, c’est de cela que je parle !
C’était la petite croix d’argent que Woermann avait empruntée à l’une des victimes pour la prêter à Magda. Que voulait donc dire Papa ? Pourquoi ses yeux brillaient-ils autant ?
— Je ne comprends pas !
— Molasar était terrorisé en la voyant !
— Eh bien ? La tradition veut qu’un vampire…
— La tradition ! Il n’y a pas de tradition ! C’est la réalité ! Cette croix l’a épouvanté ! Il a failli quitter la pièce ! Tu te rends compte ? Une croix !
Magda comprit subitement pourquoi Papa avait l’air si étrange depuis sa sortie du donjon. Passer toute la nuit avec ce doute… l’esprit de Magda refusait d’accepter la signification de ce qu’on venait de lui dire.
— Tu ne peux pas supposer…
— Nous ne pouvons nous aveugler plus longtemps, Magda ! dit-il en brandissant la croix qui luisait au soleil. Pour notre croyance, pour notre tradition, le Christ n’est pas le Messie. Le véritable Messie est encore à venir. Le Christ n’était qu’un homme et ses disciples étaient de braves gens, rien de plus. Mais si cela est vrai…
Cuza semblait totalement hypnotisé par la petite croix.
— … si tout cela est vrai, si le Christ n’était qu’un homme, pourquoi la croix, l’instrument de sa mort, devrait-elle terrifier un vampire ? Pourquoi ?
— Papa, tu en es déjà à la conclusion ! Ce n’est pas aussi simple que cela.
— Je le sais, mais réfléchis un peu : dans tous les contes populaires, dans tous les romans, même dans les films qui en ont été tirés, cette notion nous paraissait toute évidente : le vampire a peur de la croix. Lequel de nous a jamais songé à ce que cela impliquait ? Le vampire craint la croix. Pourquoi ? Parce qu’elle est le symbole du salut humain. Est-ce que tu vois ce que cela signifie ? Je n’y avais jamais pensé avant cette nuit !
Papa poursuivit, d’une voix terne et mécanique :
— Si une créature telle que Molasar trouve le symbole du christianisme si répugnant, la conclusion logique est que le Christ était plus qu’un homme. Si cela est vrai, notre peuple, nos traditions, nos croyances millénaires, tous se sont fourvoyés ! Le Messie est venu et nous ne l’avons pas reconnu !
— Tu ne peux dire cela ! Je refuse de te croire ! Il doit y avoir une autre explication !
— Tu n’étais pas là. Tu n’as pas vu sa grimace de dégoût quand j’ai exhibé la croix. Tu ne l’as pas vu reculer, épouvanté, tant que je ne l’ai pas rangée dans sa boîte. Cette croix avait du pouvoir sur lui !
Ce ne pouvait être que vrai. Cela allait à l’encontre des croyances les plus profondes de Magda mais Papa l’avait dit, il l’avait vu : ce devait donc être vrai. Elle aurait voulu trouver des mots pour le rassurer, l’apaiser, mais elle ne parvint à murmurer que : « Papa ».
Il lui adressa un sourire plein de bienveillance.
— Ne t’en fais pas, mon enfant. Je ne vais pas jeter ma Torah et m’enfermer dans un monastère. Ma foi est plus ancrée que cela. Mais ces événements nous interpellent tout de même, non ? Nous nous sommes peut-être trompés, un bateau est passé il y a vingt siècles que nous avons peut-être tous manqué.
Il s’efforçait de lui présenter les choses sous un aspect plus léger mais elle savait que sa blessure était profonde.
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