Il frissonna. Quelque chose allait se passer, il le sentait au plus profond de lui-même.
Encore une nuit… donnez-moi encore une nuit, c’est tout ce que je demande.
Si la mort voulait bien attendre demain matin, Kaempffer prendrait le chemin de Ploiesti. Woermann pourrait alors imposer de nouveau sa propre loi. Et il ferait évacuer le donjon au premier incident.
Kaempffer… il se demanda ce que ce cher Eric pouvait bien faire. Il ne l’avait pas vu de tout l’après-midi.
Le SS-Sturmbannführer Kaempffer était penché au-dessus de la carte ferroviaire de Ploiesti. Le jour déclinait et ses yeux se fatiguaient à discerner les lignes minuscules des voies de chemin de fer. Il valait mieux arrêter maintenant plutôt que de poursuivre à la lumière crue de l’ampoule électrique.
Il se redressa et se frotta les yeux. Cette journée n’avait pas été inutile car il avait amassé pas mal d’informations. Il lui faudrait partir de zéro avec les Roumains. Tous les détails de la construction du camp lui seraient confiés, même le choix exact du site. Il pensait d’ailleurs avoir découvert un emplacement satisfaisant : il y avait une série d’entrepôts abandonnés à l’est du nœud ferroviaire, qui pourraient constituer les premiers éléments du camp de Ploiesti. Des clôtures en fil de fer barbelé pourraient être édifiées en quelques jours, et la Garde de Fer se chargerait de rassembler les Juifs.
Kaempffer avait hâte de commencer. La Garde de Fer s’occuperait en toute liberté des premiers « invités » tandis qu’il superviserait l’édification des bâtiments définitifs. Ensuite, il consacrerait une bonne partie de son temps à apprendre aux Roumains les bonnes vieilles méthodes SS de ratissage.
Il replia la carte et songea aux énormes bénéfices réalisés par l’intermédiaire du camp mais surtout à la façon dont il pourrait en garder la majeure partie pour lui. Commencer par saisir les montres, les bijoux et les bagues des prisonniers ; pour les dents en or et les cheveux de femme, on verrait plus tard. Les commandants en poste en Allemagne et en Pologne s’enrichissaient tous ; Kaempffer n’entendait pas faire exception à la règle.
Mais ce n’était pas tout. Dans un avenir assez proche, dès que le camp fonctionnerait comme une machine bien huilée, il aurait certainement l’occasion de louer ses pensionnaires les plus robustes aux industriels roumains. Cela se pratiquait couramment dans les autres camps. Avec l’Opération Barbarossa, l’armée roumaine envahirait la Russie aux côtés de la Wehrmacht, drainant ainsi toutes les forces vives du pays. Les usines auraient besoin de travailleurs et les salaires seraient versés directement au commandant du camp.
Kaempffer connaissait toutes les ficelles du métier après son passage à Auschwitz. Ce n’était pas tous les jours qu’un homme se voyait confier la tâche de servir son pays et de rééquilibrer la balance génétique de la race humaine tout en ayant la possibilité de s’enrichir. Il avait bien de la chance…
S’il n’y avait eu ce maudit donjon. Enfin, le problème semblait résolu pour l’instant ; il pourrait partir dès le lendemain matin et adresser un rapport triomphal à Berlin. Il en imaginait déjà le contenu :
Il avait perdu deux hommes au cours de la première nuit avant de lancer une contre-offensive à la suite de laquelle les assassinats avaient pris fin. (Il ne préciserait pas les détails de son action mais insisterait bien sur le nom du responsable.) Au bout de trois nuits sans incident, il avait quitté le donjon. Mission accomplie.
Si les assassinats recommençaient après son départ, ce serait la faute de cet incapable de Woermann. Lui-même serait déjà à l’œuvre au camp de Ploiesti, et il faudrait trouver quelqu’un d’autre pour cautionner Woermann.
Magda se réveilla brusquement quand Lidia frappa à la porte de la chambre pour lui annoncer que le dîner était servi. Elle se passa un peu d’eau sur la figure puis se rendit compte qu’elle n’avait pas faim. Son estomac était noué, elle ne pourrait avaler la moindre bouchée.
Elle regarda par la fenêtre. La nuit était tombée sur le donjon mais les lumières de la cour n’étaient pas encore allumées. Çà et là, des fenêtres éclairées ressemblaient à des yeux luisants dans le noir. L’une de ces fenêtres était celle de Papa.
Elle se demanda si Glenn était descendu dîner. Est-ce qu’il pensait à elle en cet instant ? Peut-être l’attendait-il ? A moins qu’il ne songeât qu’à manger. De toute façon, elle se devait de l’éviter : il lirait dans ses yeux et s’évertuerait à contrecarrer ses plans.
Magda tenta de se concentrer sur le donjon. Pourquoi pensait-elle à Glenn ? Il n’avait besoin de personne, lui. Elle aurait mieux fait de penser à Papa et à sa mission.
Mais ses réflexions la ramenaient toujours à Glenn. Elle avait même rêvé de lui. Les détails étaient oubliés mais il subsistait une impression chaude, érotique. Que lui arrivait-il ? C’était bien la première fois de sa vie qu’elle réagissait de la sorte. A plusieurs reprises, des hommes l’avaient courtisée dans sa jeunesse. Elle s’était sentie charmée, flattée – mais rien de plus. Même avec Mihail… ils avaient été très proches mais elle ne l’avait jamais désiré.
Car c’était bien de cela qu’il s’agissait : Magda désirait Glenn, elle le voulait tout près d’elle, elle se sentait…
C’était ridicule ! Elle se conduisait comme la première fille de ferme venue à qui un monsieur de la ville vient conter fleurette. Elle n’avait pas le droit de penser à Glenn ou à qui que ce soit d’autre tant que Papa serait là. Il n’avait qu’elle au monde et jamais elle ne l’abandonnerait.
Il était plus de dix heures quand Magda quitta l’auberge. De sa fenêtre, elle avait vu Glenn suivre le sentier et se poster dans les broussailles, au bord de la gorge. Elle attendit qu’il se fût installé puis noua un foulard sur sa tête, passa la lampe dans la ceinture de sa jupe et sortit de sa chambre. Elle ne croisa personne dans l’escalier ni dans la salle commune.
Au lieu de se diriger vers la chaussée, Magda s’enfonça dans la gorge. Des roches éboulées formaient une pente plus douce qui lui permettrait, si elle prenait beaucoup de précautions, d’atteindre le fond de la ravine. Il lui était impossible d’utiliser la lampe. Elle connaissait parfaitement l’itinéraire pour l’avoir emprunté à de nombreuses reprises en plein jour mais, ce soir, le ciel était d’un noir d’encre. La lune ne brillerait pas avant minuit et le brouillard réduisait la visibilité à quelques mètres.
Les pierres roulaient sous ses pas. Un faux mouvement, et ce serait la chute. Se précipiter ne servirait à rien. Elle avait tout son temps. Patience et silence étaient les clefs de sa réussite.
Une nappe de brouillard flottait au fond de la gorge. Elle progressa à tâtons parmi les herbes qui s’enroulaient autour de ses jambes, les roches pointues qui griffaient ses chevilles. Les pierres étaient humides ; elle se trouvait maintenant dans l’obscurité presque totale. Pourtant, comme une aveugle, elle avançait. Jusqu’au moment où elle distingua une forme sombre au-dessus d’elle. Elle savait qu’elle était arrivée sous la chaussée. La base de la tour se trouvait un peu plus loin, sur la gauche.
Tout à coup, son pied dérapa et plongea dans l’eau glacée. Elle s’empressa de reculer avant d’ôter ses chaussures, ses bas épais, et de remonter sa jupe au-dessus des genoux. Les dents serrées, elle pénétra dans l’eau et poursuivit sa route d’un pas égal, en dépit du froid intense qui s’insinuait jusque dans la moelle de ses os.
Elle parcourut plusieurs mètres sur la terre ferme avant de se rendre compte qu’elle ne marchait plus dans l’eau. Ses pieds étaient engourdis. Grelottante de froid, elle s’assit sur une roche et massa ses orteils pour faire circuler le sang. Puis elle remit ses bas et ses chaussures.
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