Magda courut vers l’escalier, monta plus de la moitié des marches et s’immobilisa, le cœur battant.
Le silence régnait toujours – pas de bruits de voix ou de toux. Rien, excepté ce grattement persistant et lointain, plus sonore toutefois maintenant qu’elle se trouvait dans les sous-sols. Ce grattement dont elle se refusait absolument à tenter de découvrir l’origine.
Elle s’assura qu’il n’y avait plus de rats puis grimpa lentement les dernières marches avant de jeter un coup d’œil sur sa droite. Le mur éboulé laissait entrevoir le couloir central de la cave et sa guirlande d’ampoules électriques. Elle tendit l’oreille. Le couloir était apparemment désert.
Elle allait donc devoir se lancer dans la partie la plus périlleuse de son aventure. Parcourir toute la longueur du couloir jusqu’à l’escalier menant à la cour. Ensuite, monter deux étages. Puis…
Chaque chose en son temps , se dit Magda. D’abord, le couloir. Pour l’escalier, je verrai ensuite.
Elle hésita. La pleine lumière la terrorisait, elle qui avait progressé dans la pénombre et le secret. Mais il n’y avait pas d’autre solution, si ce n’est faire marche arrière et abandonner.
En quelques secondes, elle atteignit l’escalier puis elle se paralysa. Elle n’avait rien vu, rien entendu, mais elle savait qu’elle n’était pas seule ! Il lui fallait sortir, tout de suite ! Soudain, il y eut un mouvement furtif dans la pénombre, derrière elle, et un bras s’enroula autour de sa gorge.
— Montrez-vous un peu en pleine lumière !
C’était une voix allemande. Une sentinelle qui venait de quitter sa chambre.
Magda sentait son cœur battre à tout rompre. Elle redoutait de découvrir la couleur de l’uniforme. Avec un soldat en gris, elle aurait peut-être une chance infime. Mais avec un soldat en noir…
C’était un uniforme noir. Et un autre einsatzkommando s’élançait vers eux.
— C’est la Juive ! dit le premier, les yeux lourds de sommeil.
— Comment est-elle arrivée ? dit l’autre.
— Je n’en sais rien, dit le premier en relâchant son étreinte et en la poussant vers l’escalier, mais je crois qu’on ferait bien de la conduire chez le major !
Le premier SS rentra dans la chambre pour y prendre son casque. Seul le deuxième homme restait à ses côtés. Sans réfléchir un seul instant, Magda le bouscula de toutes ses forces et se mit à courir vers le mur éboulé. Elle ne pourrait supporter d’affronter le major. Si elle parvenait à gagner les sous-sols, elle réussirait peut-être à leur échapper car elle seule connaissait le moyen de sortir du donjon.
Soudain, elle se sentit soulevée de terre. Une douleur fulgurante lui déchira le crâne. Le SS l’avait rattrapée et saisie par les cheveux. Des larmes de douleur et de rage lui inondèrent les yeux. Le SS la fit pivoter sur place, plaqua une main contre sa poitrine et l’écrasa contre la muraille.
Sa tête heurta la pierre avec violence, elle se sentit perdre conscience. Puis ce furent des voix indistinctes, déformées :
— Tu ne l’as pas tuée, au moins ?
— Ne t’en fais pas pour elle.
— Il faudrait peut-être lui apprendre les bonnes manières.
— Amène-la là-dedans.
Le corps endolori, la vision brouillée, Magda comprit qu’on la traînait sur les dalles du sol. La lumière changea. Elle se rendit compte qu’elle se trouvait dans une des chambres. Mais pourquoi ? Ils lui lâchèrent les bras, la porte se referma. Le noir. Elle sentit les hommes tomber sur elle, lutter pour relever sa jupe, arracher ses sous-vêtements.
Elle aurait voulu crier mais n’avait plus de voix ; se débattre, mais ses membres étaient lourds comme du plomb ; céder à la frayeur, si tout ne lui avait semblé aussi lointain, onirique. Par-delà la masse sombre des épaules de ses assaillants, elle entrevoyait les contours de la porte. Comme elle aurait aimé être ailleurs !
Et puis, le dessin de la porte se modifia, comme si une ombre venait de passer devant. Elle sentit une présence et, soudain, la porte se fendit dans un bruit de tonnerre, projetant des éclats de bois dans toute la pièce. Une forme – énorme, masculine – emplissait l’encadrement de la porte.
Glenn ! Ce fut sa première pensée, mais ce fol espoir fut immédiatement étouffé par les ondes de malveillance glacée qui en émanaient.
Les soldats allemands poussèrent des cris de terreur en s’écartant d’elle. La forme, en s’avançant, prenait des dimensions gigantesques. Les deux hommes plongèrent pour se saisir de leurs armes mais ils ne furent pas assez prompts. L’intrus les avait déjà saisis à la gorge pour les brandir à bout de bras.
Magda avait repris pleinement conscience en découvrant avec horreur que Molasar se dressait au-dessus d’elle, forme noire et immense qui se dessinait sur le couloir éclairé, avec deux points incandescents à la place des yeux et, dans chaque main, un soldat hurlant et gesticulant. Il les maintint ainsi jusqu’à ce que leurs mouvements s’atténuent et que leurs cris de douleur restent coincés dans leur gorge. Bientôt, les deux corps s’affaissèrent. Il les secoua alors avec tant de violence que Magda put entendre craquer les os et les cartilages, avant de les jeter dans un coin sombre et de disparaître avec eux.
Magda s’efforça de surmonter l’état dans lequel elle se trouvait pour se redresser et chercher une position plus confortable. Elle réussit finalement à se mettre debout.
Un bruit la fit sursauter – un bruit de succion, gluant, immonde, qui lui donna envie de vomir. Elle s’appuya un instant contre le mur et se hâta de gagner le couloir et sa lumière.
Elle ne pouvait plus demeurer ici ! Son père avait été oublié dans le sillage de l’horreur sans nom qui planait toujours dans la pièce. Péniblement, elle s’avança vers l’éboulis du mur puis elle regarda derrière elle.
Molasar sortait de la pièce à grandes enjambées ; sa cape flottait derrière lui, ses lèvres et son menton étaient dégoulinants de sang.
Elle poussa un petit cri et se blottit dans le creux du mur avant de s’élancer vers l’escalier conduisant aux sous-sols. Elle ne s’accordait pas la moindre chance mais elle se devait pourtant d’essayer. Elle pouvait le sentir tout près d’elle mais n’osait pas se retourner.
Elle bondit vers les marches mais se reçut mal ; son talon glissa sur la pierre humide et elle se mit à dévaler l’escalier. Des bras puissants, glacés comme la nuit, se refermèrent sur elle et la soulevèrent du sol. Elle ouvrit les lèvres pour hurler son horreur et sa répulsion mais aucun son ne s’en échappa. Après une brève vision des contours anguleux du visage livide et ensanglanté de Molasar, de ses yeux fous, de ses cheveux désordonnés, elle fut transportée dans les sous-sols et ne vit plus rien.
Elle eut l’idée de se débattre, mais les bras étaient trop puissants pour qu’elle parvînt à se libérer. Elle décida d’économiser ses forces lorsqu’une meilleure occasion se présenterait.
Comme la première fois, elle éprouvait ce froid pénétrant, en dépit des vêtements épais qu’elle portait. Une odeur fade, lourde, flottait autour de lui. Et, bien qu’il ne parût pas physiquement négligé, il semblait… sale.
Il l’emporta vers la fissure à la base de la tour.
— Où… ? commença-t-elle dans un suprême effort, mais la terreur l’empêcha d’aller plus loin.
Et il n’y eut pas de réponse.
Magda ne pouvait pas s’arrêter de trembler, comme si Molasar aspirait toute la chaleur de son corps.
Tout était sombre autour d’eux mais elle reconnut le petit escalier en colimaçon, la niche de pierre dans laquelle elle s’était retrouvée coincée. Elle entendit la pierre crisser, puis la lumière jaillit.
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