- C'est toi qui devrais faire ça, répliqua Christian. Moi, je vais avoir cinquante ans. À mon âge, on ne change pas de métier.
- Alors, pourquoi te plains-tu ?
- Je n'en ai pas le droit, peut-être ?
Ismaël haussa les épaules. Tous deux se concentrèrent de nouveau sur la pompe.
- Très bien. Je ne dirai plus un mot, murmura le garçon.
- Ça serait trop beau. Rajuste plutôt ce ressort.
- Ce ressort est fichu. Nous devrions changer la pompe. Un jour, elle nous jouera un mauvais tour.
Hupert afficha son sourire des grandes occasions, réservé aux inspecteurs de la halle à marée, aux autorités du port et aux casse-pieds de tout poil.
- Cette pompe a appartenu à mon père. Avant, à mon grand-père. Et avant lui à...
- C'est bien ce que je veux dire, enchaîna Ismaël. Elle rendrait probablement plus de services dans un musée qu'ici.
- C'est tout ?
- J'ai raison. Et tu le sais.
Faire enrager son oncle était avec, peut-être, naviguer sur son voilier, le passe-temps favori d'Ismaël.
- Je n'ai pas l'intention de poursuivre cette discussion. Point final. Terminé.
Et pour que cette déclaration soit bien claire, Hupert la ponctua résolument d'un tour de clef énergique.
Un craquement suspect se fit soudain entendre à l'intérieur de la pompe. Hupert sourit au garçon. Deux secondes plus tard, l'extrémité du ressort qu'il venait de tendre sortit, catapultée, et décrivit une trajectoire parabolique au-dessus de leurs têtes, aussitôt accompagnée de ce qui semblait être un piston, puis d'un assortiment complet d'écrous et de toute une quincaillerie non identifiée. Oncle et neveu suivirent le vol de cette ferraille qui alla atterrir fort peu discrètement sur le pont du bateau voisin, celui de Gérard Picaud. Picaud, un ancien boxeur doté d'une constitution de taureau et d'une cervelle de pousse-pied, examina les pièces, puis scruta le ciel. Hupert et Ismaël échangèrent un coup d'œil.
- Je ne crois pas que ça fera une grande différence, suggéra Ismaël.
- Quand je voudrai avoir ton avis...
- ... tu me le diras. D'accord. À propos, je me demandais si ça t'embêterait que je me libère samedi prochain. J'aimerais faire quelques réparations sur mon voilier...
- Est-ce que, par hasard, ces réparations n'auraient pas des yeux verts ? laissa tomber Hupert en adressant un sourire narquois à son neveu.
- Les nouvelles vont vite.
- Si elles dépendent de ta cousine, elles volent, mon cher neveu. Quel est le nom de la demoiselle ?
- Irène.
- Je vois.
- Il n'y a rien à voir.
- Attendons un peu.
- Elle est agréable, c'est tout.
- « Elle est agréable, c'est tout », répéta Hupert en imitant la voix froide et indifférente de son neveu.
- Oublions ça, trancha Ismaël. Ce n'était pas une bonne idée. Je travaillerai samedi.
- C'est vrai qu'il faut nettoyer la sentine. Il y a du poisson pourri dedans depuis des semaines, et ça pue atrocement.
- Parfait.
Hupert éclata de rire.
- Tu es aussi têtu que ton père. Oui ou non, est-ce que cette fille te plaît ?
- Bah...
- Avec moi, on n'use pas de monosyllabes, Roméo. J'ai le triple de ton âge. Elle te plaît ?
Le garçon haussa les épaules. Ses joues étaient rouges comme des abricots mûrs. Il finit pas laisser échapper un murmure inintelligible.
- Traduis, insista son oncle.
- J'ai dit oui. Je crois que oui. Je ne la connais pratiquement pas.
- Bon. C'est plus que ce que j'ai pu dire de ta tante quand je l'ai vue pour la première fois. Et je prends le ciel à témoin qu'elle est une sainte.
- Comment était-elle, quand elle était jeune ?
- Ne commençons pas, ou tu passes ton samedi dans la sentine, menaça Hupert.
Ismaël se mit en devoir de réunir les outils. Son oncle essuya le cambouis qu'il avait sur les mains, tout en l'observant à la dérobée. La dernière fille pour laquelle Ismaël avait marqué de l'intérêt était une certaine Laure, la fille d'un voyageur de commerce bordelais, et ça faisait presque deux ans. Les seules amours de son neveu, dont l'intimité était impénétrable, semblait être la mer et la solitude. La fille devait avoir quelque chose de vraiment exceptionnel.
- Je te livrerai la sentine propre avant ce vendredi, annonça Ismaël.
- Elle est toute à toi.
Quand oncle et neveu sautèrent sur le quai pour rentrer à la maison avant la tombée de la nuit, leur voisin Picaud continuait d'examiner les pièces mystérieuses, en essayant de déterminer si, cet été, il pleuvait des écrous, ou si le ciel tentait de lui envoyer un signe.
Au début du mois d'août, les Sauvelle avaient déjà l'impression de vivre à La Baie bleue depuis au moins un an. Ceux qui ne les connaissaient pas encore étaient tenus au courant de leurs faits et gestes grâce à l'art oratoire d'Hannah et de sa mère, Élisabeth Hupert. Par un phénomène étrange, à mi-chemin entre l'esbroufe et la magie, les nouvelles arrivaient à la boulangerie avant même que les événements ne se produisent. Ni la radio ni la presse ne pouvaient rivaliser avec l'établissement d'Élisabeth Hupert. Croissants et nouvelles sortaient tout chauds du four, du lever au coucher du soleil. C'est ainsi que, dès le vendredi, les seuls habitants de La Baie bleue à ne pas être informés du coup de foudre survenu entre Ismaël Hupert et la nouvelle venue, Irène Sauvelle, étaient les poissons et les intéressés eux-mêmes. Peu importait s'il s'était passé quelque chose ou si quelque chose allait se passer. Le bref trajet en bateau à voile de la plage de l'Anglais à la Maison du Cap était déjà en train de s'inscrire dans les annales de cet été 1937.
Vraiment, les premières semaines d'août à La Baie bleue passèrent à toute vitesse. Simone avait enfin réussi à établir dans sa tête une carte de Cravenmoore. La liste de toutes les tâches urgentes concernant l'entretien de la maison était infinie. Rien que prendre contact avec les fournisseurs du village, mettre la comptabilité à jour et s'occuper du courrier de Lazarus suffisait à meubler tout son temps, abstraction faite des minutes qu'elle consacrait à respirer et à dormir. Dorian, armé d'une bicyclette que Lazarus avait tenu à lui offrir en cadeau de bienvenue, se fit son pigeon voyageur et, en quelques jours, le garçon connaissait le moindre caillou et chaque nid-de-poule du chemin de la plage de l'Anglais.
C'est ainsi que, tous les matins, Simone commençait sa journée en expédiant la correspondance qui devait partir et en répartissant scrupuleusement celle qui arrivait, comme Lazarus le lui avait expliqué. Une petite note, simple feuille de papier pliée en deux, lui permettait de garder à portée de main toutes les consignes extravagantes de Lazarus. Elle se rappelait encore son troisième jour, quand elle avait été sur le point d'ouvrir accidentellement une lettre expédiée de Berlin par le dénommé Daniel Hoffmann. La mémoire lui était revenue à la dernière seconde.
Les envois d'Hoffmann arrivaient tous les neuf jours, avec une précision quasi mathématique. Les enveloppes en papier fort étaient toujours scellées à la cire, avec un écusson en forme de D. Très vite, Simone prit l'habitude de les séparer du reste et de ne plus s'en soucier. Au cours de la première semaine d'août, cependant, quelque chose se passa qui éveilla de nouveau sa curiosité à propos de la mystérieuse correspondance de M. Hoffmann.
Simone était entrée de bon matin dans le bureau de Lazarus pour laisser sur sa table une série de factures et de règlements récemment arrivés. Elle préférait s'acquitter de cette tâche aux premières heures de la journée, avant que le fabricant de jouets ne soit là, afin d'éviter de l'interrompre et de l'importuner plus tard. Armand, tant qu'il avait pu le faire, avait l'habitude de commencer la journée en classant règlements et factures.
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