- Les Grecs se servaient de ce mot pour décrire le bleu foncé, la couleur de la mer. Quand Homère parle de la mer, il compare sa couleur à celle d'un vin sombre. C'est le mot qu'il emploie : kyaneos.
- Je vois que tu sais parler d'autre chose que de ton bateau et des filets.
- J'essaye.
- Qui t'a appris ?
- À naviguer ? J'ai appris seul.
- Non, sur les Grecs...
- Mon père était passionné d'histoire. J'ai conservé certains de ses livres...
Irène garda le silence.
- Hannah doit t'avoir raconté que mes parents sont morts.
Irène se borna à acquiescer d'un geste. L'îlot du phare se dressait à quelques centaines de mètres. Elle le contempla, fascinée.
- Le phare est éteint depuis des années. Aujourd'hui, seul reste en service celui de La Baie bleue, expliqua Ismaël.
- Personne ne va plus dans l'île ?
Ismaël fit non de la tête.
- Et pourquoi ?
- Tu aimes les histoires de fantômes ?
- Ça dépend...
- Les gens du village croient que l'îlot du phare est hanté. On prétend qu'une femme s'y est noyée, il y a très longtemps. D'aucuns voient des lumières. Bon, chaque village a ses racontars, et le nôtre n'y échappe pas.
- Des lumières ?
- Les lumières de septembre, précisa Ismaël tandis qu'ils laissaient l'îlot sur tribord. La légende, si tu veux l'appeler comme ça, veut qu'une nuit, à la fin de l'été, pendant le bal déguisé du village, les gens ont vu une femme masquée monter sur un voilier et prendre la mer. Certains racontent qu'elle allait à un rendez-vous secret avec son amant sur l'îlot du phare ; d'autres qu'elle fuyait un crime inavouable... En réalité, toutes les explications sont bonnes, car personne n'a jamais su qui elle était. Son visage était invisible sous le masque. Mais, pendant qu'elle traversait la baie, une terrible tempête s'est subitement déchaînée et a entraîné le bateau vers les rochers, où il s'est fracassé. La femme mystérieuse et sans visage s'est noyée, ou du moins personne n'a retrouvé son corps. Depuis lors, on dit que, dans les derniers jours d'été, à la tombée de la nuit, on peut voir des lumières sur l'île...
- L'esprit de cette femme...
- Tout juste... Essayant de terminer sa traversée inachevée...
- Et c'est vrai ?
- C'est une histoire de fantômes. On y croit ou on n'y croit pas.
- Et toi, tu y crois ? demanda Irène.
- Moi, je ne crois que ce que je vois.
- Un marin sceptique.
- À peu près.
Irène accorda de nouveau toute son attention à l'îlot. Les vagues se brisaient avec force sur les rochers. Les vitres cassées du phare réfractaient la lumière, la décomposant en un arc-en-ciel fantomatique qui se perdait dans les embruns balayant les brisants.
- Tu y es déjà allé ?
- Sur l'îlot ?
Ismaël borda la grand-voile et donna un coup de barre qui fit gîter le voilier sur bâbord, la proue pointée sur le cap et coupant le courant qui venait du large.
- Tu as peut-être envie de le visiter ? proposa-t-il. L'îlot.
- C'est possible ?
- Tout est possible. C'est juste une question d'oser ou pas, répondit Ismaël avec un sourire de défi.
Irène soutint son regard.
- Quand ?
- Samedi prochain. Avec mon bateau.
- Seuls ?
- Seuls. À moins que ça te fasse peur...
- Ça ne me fait pas peur, trancha Irène.
- Donc, à samedi. Je viendrai te prendre à l'embarcadère vers midi.
Irène se tourna vers la côte. La Maison du Cap se dressait sur les falaises. Dorian, depuis le porche, les observait avec une curiosité qu'il ne prenait pas la peine de dissimuler.
- C'est mon frère, Dorian. Peut-être as-tu envie de connaître ma mère...
- Je ne suis pas bon dans les présentations familiales.
- Un autre jour, alors.
Le voilier pénétra dans la petite crique naturelle protégée par les falaises au pied de la Maison du Cap. Avec une dextérité due à une longue expérience, Ismaël affala la voile et fit en sorte que, par la seule force d'inertie, le courant amène la coque jusqu'à l'embarcadère. Il saisit un filin et sauta à terre pour immobiliser le bateau. Une fois le voilier ainsi assuré, il tendit la main à Irène.
- On dit qu'Homère était aveugle. Comment pouvait-il connaître la couleur de la mer ? demanda la jeune fille.
Ismaël lui prit la main et, la tirant avec force, la hala sur l'embarcadère.
- Une raison de plus pour ne croire que ce que tu vois, répondit-il en lui tenant toujours la main.
Les paroles de Lazarus au cours de leur première soirée à Cravenmoore revinrent à la mémoire d'Irène.
- Les yeux sont parfois trompeurs, fit-elle remarquer.
- Pas pour moi.
- Merci pour la traversée.
Ismaël acquiesça en lui lâchant lentement la main.
- À samedi.
- À samedi.
Il sauta sur son bateau et donna du mou au filin, permettant ainsi au courant de l'éloigner du bord tandis qu'il hissait de nouveau la voile. Le vent le porta jusqu'à l'entrée de la crique et, quelques secondes plus tard, le Kyaneos regagnait la baie en fendant les vagues.
Irène resta sur l'embarcadère pour regarder la voile blanche diminuer dans l'immensité de la baie. À un moment, elle s'aperçut qu'elle gardait toujours son sourire collé aux lèvres et qu'un picotement suspect lui parcourait les mains. Elle sut alors que la semaine allait être très, très longue.
4
Secret et ombres
ÀLa Baie bleue, le calendrier ne distinguait que deux époques : l'été et le reste de l'année. En été, les villageois multipliaient par trois leurs heures de travail afin de subvenir aux besoins des hameaux de la côte qui hébergeaient des vacanciers, touristes et citadins venus profiter, moyennant finance, des plages et du soleil, ennui garanti en prime. Boulangers, artisans, tailleurs, charpentiers, maçons et autres corps de métier dépendaient des trois longs mois durant lesquels le soleil daignait sourire à la côte normande. Pendant ces treize ou quatorze semaines, les habitants de La Baie bleue se transformaient en fourmis industrieuses, pour pouvoir paresser tranquillement le reste de l'année comme de modestes cigales. Et si certaines journées étaient particulièrement chargées, c'étaient bien celles du début du mois d'août, quand la demande de produits locaux grimpait du zéro à l'infini.
L'une des rares exceptions à cette règle était Christian Hupert. Lui, comme les autres patrons pêcheurs du village, subissait le sort de la fourmi pendant les douze mois de l'année. Tous les étés à la même date, ce marin chevronné ruminait les mêmes pensées en voyant autour de lui le village prendre son envol. Il songeait alors qu'il s'était trompé de métier et qu'il aurait dû avoir la sagesse de rompre avec la tradition de sept générations en se faisant hôtelier ou commerçant. De la sorte, sa fille Hannah ne serait peut-être pas forcée de servir toute la semaine à Cravenmoore, et lui-même parviendrait peut-être à voir le visage de sa femme plus d'une demi-heure par jour, quinze minutes le matin et quinze le soir.
Ismaël observa son oncle pendant qu'ils travaillaient tous les deux à la réparation de la pompe de cale du bateau. L'expression méditative du pêcheur le trahissait.
- Tu pourrais ouvrir un atelier de marine, suggéra Ismaël.
Pour toute réponse, son oncle émit une sorte de croassement.
- Ou vendre le bateau et investir dans la boutique de M. Didier, poursuivit le garçon. Ça fait six ans qu'il insiste.
L'oncle interrompit son travail et dévisagea son neveu. Depuis treize ans qu'il remplaçait son père, il n'avait pas réussi à effacer ce qu'il craignait et aimait le plus chez lui : sa ressemblance obstinée et définitive avec ledit père, y compris cette manie de donner son avis quand personne ne le lui avait demandé.
Читать дальше