Au milieu de la blanche immensité d'un sable fin comme de la poussière, Irène et Hannah se reposaient sur les restes d'un vieux bateau échoué sur le rivage, entourées d'une bande de petits oiseaux bleus qui nichaient dans les dunes neigeuses.
- Pourquoi l'appelle-t-on la plage de l'Anglais ? demanda Irène en contemplant l'étendue désolée qui les séparait du village et du cap.
- C'est parce qu'un vieux peintre anglais a longtemps vécu ici, dans une cabane. Le pauvre avait plus de dettes que de pinceaux. Il donnait des tableaux aux gens du village en échange de nourriture et de vêtements. Il est mort il y a trois ans. On l'a enterré ici, sur la plage où il avait passé toute sa vie.
- Si on me permettait de choisir, moi aussi j'aimerais être enterrée dans un endroit comme celui-là.
- Charmantes pensées, plaisanta Hannah, non sans une nuance de reproche dans la voix.
- Mais je ne suis pas pressée, précisa Irène, qui venait de repérer la présence d'un petit voilier en train de filer dans la baie à une centaine de mètres de la côte.
- Pouah !... murmura son amie. Voilà le marin solitaire. Il n'a même pas été capable d'attendre un jour pour reprendre son voilier.
- De qui parles-tu ?
- Mon père et mon cousin ont débarqué hier. Mon père dort encore, mais celui-là... il est incurable.
Irène suivit des yeux le voilier qui traversait la baie.
- C'est mon cousin Ismaël. Il passe la moitié de sa vie sur ce bateau, du moins quand il ne travaille pas au port avec mon père. Mais c'est un gentil garçon... Tu vois cette médaille ?
Hannah lui montra une jolie médaille pendant à une chaîne en or passée à son cou ; un soleil plongeant dans la mer.
- C'est un cadeau d'Ismaël...
- Elle est belle, dit Irène en en examinant les détails.
Hannah se leva et poussa un cri qui catapulta la bande d'oiseaux bleus à l'autre bout de la plage. En l'entendant, la mince silhouette qui tenait la barre répondit par un salut et dirigea le bateau vers elles.
- Surtout, ne lui pose pas de questions sur son voilier ! prévint Hannah. Et si c'est lui qui aborde le sujet, ne lui demande pas comment il l'a construit. Il peut en parler des heures sans s'arrêter.
- C'est de famille.
Hannah la fusilla d'un regard furibond.
- Je crois que je vais te laisser là, sur la plage, aux bons soins des crabes.
- Excuse-moi.
- Je t'excuse. Mais si je te parais bavarde, attends de rencontrer ma marraine. À côté d'elle, nous avons tous l'air d'une famille de muets.
- Je suis sûre que je serais ravie de faire sa connaissance.
- On dit ça..., répliqua Hannah, incapable de réprimer un sourire moqueur.
Le voilier d'Ismaël fendit adroitement les dernières vagues et sa quille vint entailler le sable comme une lame de couteau. Le garçon se hâta d'affaler la voile et de la serrer au bas du mât. De toute évidence, il avait l'habitude. Dès qu'il eut sauté à terre, il inspecta Irène des pieds à la tête avec une expression dont l'éloquence involontaire était à la hauteur de ses connaissances en matière de navigation. Hannah fit la dégoûtée et lui tira la langue d'un air farceur, puis s'empressa de les présenter l'un à l'autre, à sa façon, naturellement.
- Ismaël, voici mon amie Irène, annonça-t-elle aimablement, mais inutile de la dévorer des yeux.
Le garçon donna un coup de coude à sa cousine et tendit la main à Irène.
- Bonjour...
La brièveté du salut était accompagnée d'un sourire timide et sincère. Irène lui serra la main.
- Ne t'inquiète pas, il n'est pas idiot : c'est sa façon de dire qu'il est ravi de te voir, intervint Hannah.
- Ma cousine parle tant que je crois parfois qu'elle va épuiser le dictionnaire, plaisanta Ismaël. Je suppose qu'elle t'a déjà recommandé de ne pas me poser de questions sur le voilier...
- Pas du tout, répondit prudemment Irène.
- Ben voyons !... Hannah pense que c'est la seule chose dont je sais parler.
- Il y a aussi les filets et les gréements, mais question voilier, à toi le pompon, cousin.
Irène suivit avec amusement cette prise de bec à laquelle ils paraissaient tous les deux prendre beaucoup de plaisir. Il n'y avait rien de méchant là-dedans, ou en tout cas rien de plus ou de moins que le désir d'ajouter un peu de piment à la vie quotidienne.
- J'ai entendu dire que vous vous êtes installés dans la Maison du Cap, dit Ismaël.
Irène se concentra sur le garçon pour le photographier mentalement. Dans les seize ans, la peau et les cheveux marqués par le temps passé en mer. Sa constitution révélait le dur travail au port, et ses bras et ses mains portaient des petites cicatrices peu habituelles chez les garçons parisiens. Il en avait une plus longue et plus prononcée sur la jambe droite, depuis le haut du genou jusqu'à la cheville. Irène se demanda où il avait pu acquérir pareil trophée. Elle termina par les yeux, la seule chose dans son aspect qui sortait carrément du commun. Grands et clairs, ils semblaient dessinés pour dissimuler des secrets derrière une expression intense et vaguement triste. Irène se souvenait de regards identiques chez les soldats anonymes avec lesquels elle avait partagé quelques brèves minutes au rythme d'un orchestre de quatrième classe : des regards qui masquaient la crainte, la tristesse et l'amertume.
Hannah interrompit sa rêverie :
- Irène chérie, tu es en transes ?
- J'étais en train de penser qu'il se fait tard. Ma mère va s'inquiéter.
- Ta mère doit être ravie d'avoir quelques heures de paix. Mais à ta guise.
- Si tu veux, je peux te rapprocher avec mon bateau, proposa Ismaël. La Maison du Cap a un petit embarcadère entre les rochers.
Irène échangea un coup d'œil interrogateur avec Hannah.
- Si tu refuses, tu lui briseras le cœur. Même Greta Garbo, mon cousin ne l'inviterait pas sur son voilier.
- Tu ne viens pas ? demanda Irène, un peu effrayée.
- On me paierait que je ne monterais pas sur cette coque de noix. Et puis c'est ma journée libre et, ce soir, il y a bal sur la place. Si j'étais toi, j'y penserais. Les bons partis se trouvent sur la terre ferme. C'est la fille d'un pêcheur qui te le dit. Mais bon, je cause, je cause... Allez, vas-y ! Et toi, matelot, fais attention à ce que mon amie arrive entière au port. Tu m'as bien entendue ?
Le voilier, qui, à en croire le nom écrit sur la coque, s'appelait le Kyaneos, reprit la mer, ses voiles blanches déployées au vent et la proue fendant les vagues en direction du cap.
Entre deux manœuvres, Ismaël adressait des sourires timides à sa passagère, et il ne s'assit à côté de la barre que lorsque le bateau fut stabilisé dans le courant. Irène, cramponnée au banc, laissa sa peau s'imprégner des embruns que la brise jetait sur eux. Le vent les poussait maintenant avec force, et Hannah n'était plus qu'une silhouette minuscule qui leur faisait des signes depuis le rivage. La vigueur avec laquelle le voilier filait dans la baie et le bruit des vagues cognant contre la coque donnèrent à Irène des envies de rire sans motif apparent.
- C'est la première fois ? s'enquit Ismaël. Je veux dire, sur un voilier.
Irène confirma.
- C'est différent, hein ?
Elle acquiesça de nouveau en souriant, sans pouvoir détacher son regard de la grande cicatrice qui marquait la jambe d'Ismaël.
- Un congre, expliqua le garçon. C'est une histoire un peu longue.
Irène leva les yeux et contempla les contours de Cravenmoore émergeant de la cime des arbres.
- Que signifie le nom de ton voilier ?
- C'est du grec. Kyaneos : « kyan », répondit Ismaël, énigmatique.
Et comme Irène fronçait les sourcils sans comprendre, il poursuivit ;
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