— Qu’a-t-il voulu dire avec… Barbe-Bleue ?
— Il voulait dire : « Surtout n’ouvrez aucune porte. »
— Oh ! »
Puisqu’ils pouvaient marcher dans toutes les directions, ils choisirent de suivre Brennan vers la colline. Mais ils ne l’aperçurent pas. L’horizon de Kobold était nettement incurvé, comme celui de tous les petits astéroïdes.
Mais ils trouvèrent le jardin, où il y avait des arbres porteurs de fruits et de noix de toutes sortes, des planches de légumes à tous les stades de croissance. Roy arracha une carotte, ce qui lui rappela un souvenir : avec quelques cousines qui avaient comme lui une dizaine d’années, il avait arraché des carottes dans le petit potager de grand’Estelle, et ils les avaient lavées sous un robinet…
Il lâcha la carotte sans la goûter. Ils se promenèrent sous des orangers sans toucher aux fruits. Dans un monde féerique, on se garde bien d’ignorer les ordres du magicien local… et Roy n’était pas très sûr que Brennan comprît la puissance de la tentation de désobéir.
Un écureuil disparut dans un arbre quand ils s’en rapprochèrent. Derrière une rangée de betteraves, un lapin les regarda sans broncher.
« Cela me rappelle l’astéroïde Détention, dit Alice.
— Et à moi la Californie, murmura Roy. La pesanteur exceptée. Je me demande si je suis déjà venu ici. »
Elle lui lança un regard vif. « Te souviens-tu de quelque chose ?
— De rien du tout. Tout m’est inconnu. Brennan n’a fait aucune allusion aux enlèvements, n’est-ce pas ?
— Non. Il pense peut-être… qu’il n’a pas à le faire. Que nous avons dû tout comprendre, puisque nous sommes ici. Si Brennan raisonne en logique pure, il a enterré les vieilles choses comme si nous en avions déjà parlé à fond. »
Au bout du jardin se dressait la tour d’un château médiéval. Le laboratoire de Brennan, sans doute. Ils le regardèrent de loin, puis s’éloignèrent.
Le sol devint aussi désertique qu’une étendue de chaparral californien. Ils virent un renard, des écureuils terrestres, et même un chat sauvage. Ils auraient pu se croire dans un Parc national, s’il n’y avait pas eu cette courbure de l’horizon.
Sur la courbe intérieure de l’anneau, ils se trouvèrent sous la sphère gazonnée, et levèrent les yeux vers leur astronef. Le grand arbre les narguait avec ses branches. « Je pourrais presque les atteindre, dit Roy. Et en descendre.
— N’importe ! Regarde… « Elle montrait la courbure de l’anneau.
Ce qu’elle désignait était un torrent, et une cascade qui remontait du milieu du cours d’eau et retombait vers la sphère gazonnée.
« Oui. Nous pourrions arriver au vaisseau, si nous voulions suivre cette cascade.
— Brennan est bien obligé d’avoir un moyen de passer d’ici à là.
— Il nous a bien dit : Nagez là où vous trouverez de l’eau .
— Mais je ne sais pas nager. À toi d’y aller, dit Alice.
— Okay. Viens. »
Tout d’abord, l’eau se révéla glacée. L’aveuglante lumière du soleil étincelait sur l’eau… et Roy se posa de nouvelles questions. Au-dessus de leurs têtes, le soleil était brûlant et clair. Mais ils auraient vu un générateur atomique de cette dimension.
Du rivage, Alice le regardait. « Tu es bien sûr que tu as envie d’y aller ?
— À peu près sûr. » Il rit parce qu’il grelottait. « Si j’ai des ennuis, va chercher Brennan. Que veux-tu que je te rapporte du vaisseau ?
— Des vêtements. » Elle était nue sous la combinaison transparente. « Je ne peux pas m’empêcher de vouloir tout le temps me couvrir de mes mains.
— À cause de Brennan ?
— Je sais que Brennan est asexué. Mais tout de même.
— Des armes ? demanda-t-il.
— Aucun intérêt. » Elle hésita. « J’ai essayé de trouver un moyen de vérifier ce que Brennan nous a dit. Il n’y a aucun instrument à bord du vaisseau qui nous aiderait. Quoique… tu pourrais tenter de pointer l’avertisseur d’orages solaires vers le Sagittaire. »
Roy nagea en direction de la cascade. Aucun bruit d’eau impétueuse ne se faisait entendre. Après tout, ce torrent n’était peut-être pas aussi dangereux… qu’il aurait dû l’être.
Quelque chose frôla sa cheville. Il décocha au hasard un coup de pied et regarda en bas. Un éclair argenté glissa dans l’eau. C’était un poisson qui lui avait caressé la jambe. Cela ne lui était encore jamais arrivé.
Il arrivait à l’endroit où l’eau remontait. Il se reposa, fit quelques pas, se laissa entraîner par le courant. Il se trouva désorienté quelques instants, et puis…
… il fut dans un torrent au débit régulier. Alice le regardait avec inquiétude. Elle se tenait debout, horizontalement par rapport à la paroi d’un escarpement très raide.
Les courants qu’il sentit autour de ses pieds l’étonnèrent. Il plongea dessous, en pleine turbulence, et sortit de l’autre côté. Il replongea et suivit le courant jusqu’à l’endroit où il se déversait sur la boule verte dans un étang en forme de rognon. Le vaisseau n’était plus qu’à quelques mètres.
Riant et soufflant, il émergea de l’eau. Un torrent qui coulait dans les deux sens à travers l’air !
L’avertisseur d’orages solaires ne révéla aucun signe de perturbation sur le Sagittaire. Mais cela ne prouvait rien, il ignorait combien d’activité il fallait pour déclencher l’instrument.
Il emporta du linge pour eux deux dans une autre combinaison pressurisée, et il prit deux repas tout préparés parce qu’il avait faim. Pas un instant il ne songea à regarder du côté des armes.
Il y avait une bande Mœbius de douze mètres de long et de deux mètres de large, faite d’un métal argenté, suspendue presque horizontalement dans l’air, une partie de la bordure étant enfouie dans la terre. Ils l’examinèrent attentivement, puis Alice… se risqua.
La pesanteur était perpendiculaire à la surface. Elle fit le tour de l’extérieur, franchit le tournant la tête en bas, et revint le long de l’intérieur. Elle sauta à bas avec les bras levés comme si elle attendait une ovation.
Un golf miniature était là. Il semblait d’une facilité ridicule, mais Roy se saisit d’un putter sur un râtelier et, à tout hasard, l’essaya. Il connut quelques ennuis. La balle décrivait d’étranges courbes dans l’air, rebondissait souvent plus haut qu’elle n’était tombée ; une fois, elle revint le frapper à la tête plus fort qu’il ne l’avait tapée. Il finit par se rendre compte que les champs de pesanteur changeaient d’une minute à l’autre ; alors il renonça au golf.
Ils trouvèrent un étang à nénuphars parsemé de sculptures aquatiques, formes douces qui se soulevaient à la surface et y retombaient mollement. La forme qui était de loin la plus détaillée était une tête sculptée au centre de l’étang. Elle se modifiait sous leurs yeux ; d’abord les traits durs et le crâne bombé du monstre-Brennan, puis…
« Je pense que ce doit être Brennan aussi », dit Alice.
… une figure carrée aux yeux profondément enfoncés, aux cheveux drus taillés en cette houppe de Zonier, au regard mélancolique comme si l’homme se souvenait d’une ancienne faute. Les lèvres dessinèrent subitement un sourire, et le visage commença à fondre…
Kobold avait tourné. Le crépuscule était tombé dans cette région quand ils revinrent vers le château.
Il se dressait sur une éminence, bâti en blocs de pierre sombre grossièrement taillés ; ses fenêtres étaient des fentes verticales, sa grande porte en bois avait été construite pour des géants.
« Le château de Frankenstein, dit Roy. Brennan a conservé un sens de l’humour. Nous ferions bien de ne pas l’oublier.
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