La voix à peine perceptible de Roy. « Brennan, c’est horrible.
— Pourquoi ? Parce que vous avez été quelque temps un animal privé d’intelligence ? Je n’allais pas vous laisser dans cet état. J’ai fait cela une vingtaine de fois, et je n’ai jamais eu un accident. »
Roy frissonna. « Vous ne comprenez pas. C’est un certain moi qui a passé quatre mois avec vous. Il a disparu. Vous l’avez tué.
— Vous commencez à comprendre. »
Roy le regarda sans ciller. « Vous aviez raison. Vous êtes différent. Vous seriez seul partout. »
Brennan mit la table. Il présenta des chaises à ses hôtes. Il opérait avec le manque de précipitation qui est l’apanage du maître d’hôtel bien stylé. Il fit le service, en se servant la moitié du plat, puis il s’assit et mangea avec la voracité d’un loup affamé. Il liquida très proprement son assiette, mais il termina bien avant eux. Ils remarquèrent un renflement assez net sous son sternum.
« Les situations critiques me donnent faim, dit-il. Et maintenant vous voudrez bien m’excuser. Ce n’est pas poli, mais il y a une guerre à gagner. » Et il s’en alla, sprintant comme un coureur sur une piste en cendrée.
Pendant les quelques jours qui suivirent, Roy et Alice eurent l’impression qu’ils étaient les invités non désirés d’un hôte parfait. Ils ne virent pas beaucoup Brennan. Chaque fois qu’ils l’apercevaient dans le décor de Kobold, il courait comme un fou. Il s’arrêtait pour leur demander s’ils se plaisaient, il leur indiquait quelque chose qu’ils n’avaient peut-être pas remarqué, puis il repartait – et toujours au pas de course.
Ou bien ils le retrouvaient dans le laboratoire où il procédait à des réglages toujours plus précis de son « télescope ». Dans le champ, ils ne voyaient qu’un seul vaisseau spatial, sur un fond de naines rouges et de nuages de poussière interstellaire : une flamme de fusion, une lueur d’hélium jaune virant au bleu, qui étincelait sur les bords.
Il leur parlait volontiers, mais sans interrompre son travail. « C’est une reproduction du modèle de Phssthpok, leur dit-il avec une évidente satisfaction. Avec une bonne chose, ils ne font pas de bêtises. Voyez-vous le point noir au centre de la flamme ? C’est la capsule de fret qui se présente la première en décélération. Et elle est plus grande que celle de Phssthpok ; les engins se déplacent plus lentement que lui à cette distance. Ils ne sont pas aussi proches de la vitesse de la lumière. Ils ne seront pas ici avant cent soixante-douze ou cent soixante-treize années.
— Tant mieux.
— Tant mieux pour moi, en principe tout au moins. La capsule de fret la première, et les reproducteurs dans la capsule de fret en sommeil hibernal. Arrangement vulnérable, vous ne trouvez pas ?
— Pas à deux cent trente contre un.
— Je ne suis pas fou, Roy. Je ne vais pas les attaquer moi-même. J’irai chercher du secours.
— Où ?
— Sur Wunderland. C’est le plus près.
— Quoi ? Non. C’est la Terre qui est le plus près. »
Brennan se retourna. « Êtes-vous fou ? Je ne vais même pas avertir la Terre. La Terre et la Zone représentent quatre-vingts pour cent de l’espèce humaine, y compris tous mes descendants. Leur meilleure chance consiste à ne pas participer à la guerre. Si un autre monde livre la bataille, et la perd, les Pak pourront encore se désintéresser de la Terre pendant quelque temps.
— Ainsi vous vous serviriez des habitants de Wunderland comme d’un appât. Vous ne le leur direz pas ?
— Ne faites pas la bête. »
Ils se promenèrent dans Kobold en essayant de se tenir à l’écart de Brennan. Mais il survenait d’une manière imprévisible, surgissant au petit trot de derrière un gros rocher ou d’un bosquet, toujours pressé ou perfectionnant sa condition physique en vue d’un combat qu’il ne précisait pas. Il portait constamment la même veste. Il ne s’embarrassait pas de pudeur, et pour cause, il n’avait nul besoin de se protéger contre les éléments, mais il lui fallait des poches. Roy avait cru deviner que, dans l’une des grandes, il avait plié une combinaison pressurisée.
Un jour, il les surprit à proximité de l’une des cabanes. Il les conduisit à un sas, d’où il leur montra quelque chose qui se trouvait de l’autre côté du mur vitré intérieur.
Une sphère argentée, de deux mètres cinquante de diamètre, qui avait l’éclat d’un miroir, flottait à l’intérieur d’une vaste cavité à parois rocheuses.
« Il faut un champ de pesanteur rudement étudié pour la maintenir ici, dit Brennan. Du neutronium. »
Roy émit un petit sifflement.
« Ne serait-elle pas instable ? dit Alice. Elle est trop petite.
— Elle le serait sûrement si elle n’était pas dans un champ de stase. Je l’ai fabriquée sous pression, puis je l’ai entourée d’un champ de stase avant qu’elle puisse me sauter à la figure. Mais il y a plus de matière au-dessus d’elle. Croiriez-vous que la pesanteur de surface est de huit millions de g ?
— Ma foi, oui. » Le neutronium était à la densité maximale que pouvait atteindre la matière : les neutrons étaient coincés les uns contre les autres sous des pressions plus fortes que celles existant au centre de la plupart des étoiles. Seule une hypermasse serait plus dense, et une hypermasse ne serait plus de la matière : juste une source de gravitation.
« J’avais songé à la laisser ici en guise de leurre, pour le cas où un vaisseau Pak passerait par ici. Mais ils sont trop nombreux. Je ne peux pas les laisser découvrir Kobold. Ce serait me dénoncer.
— Vous allez donc anéantir Kobold ?
— J’y suis obligé. »
Tantôt ils préparaient eux-mêmes leurs repas – en évitant les pommes de terre et les patates douces, conformément aux instructions de Brennan. Tantôt Brennan faisait la cuisine. Il ne restait jamais à table pour bavarder avec eux quand il avait fini de manger. Il prenait du poids, mais tout ce poids s’en allait dans les muscles, et ses grandes articulations noueuses lui donnaient toujours l’aspect d’un squelette.
Il était d’une politesse parfaite. Jamais il ne les faisait taire.
« Il nous traite comme des petits chats, dit Alice à Roy. Il est très affairé, mais il veille à ce que nous soyons bien nourris et, quelquefois, il s’arrête pour nous gratter l’oreille.
— Ce n’est pas sa faute. Nous ne pouvons rien faire pour l’aider. Je voudrais qu’il y ait quelque chose…
— Moi aussi. » Elle était allongée sur l’herbe dans la chaude lumière du soleil qui avait pris une curieuse couleur. Brennan avait retiré la lentille de diffusion de l’objectif à pesanteur qui représentait le Soleil. La lumière gênait sa vision. Le ciel était noir, maintenant. Le Soleil était plus grand, plus obscur ; il n’aurait fait aucun mal à l’œil d’un homme.
Il avait mis un terme à la rotation de Kobold afin de pouvoir plus facilement ajuster les multiples champs de pesanteur. À présent, il y avait toujours du vent. Il sifflait dans la nuit permanente qui entourait le laboratoire de Brennan ; il rafraîchissait la chaleur de midi sur ce côté de la sphère gazonnée. Les plantes n’avaient pas encore commencé à mourir, mais c’était une question de temps.
« Cent soixante-dix ans. Nous ne saurons jamais comment tout cela se terminera, dit Alice.
— Nous pourrions vivre jusque-là.
— Je suppose que oui.
— Brennan doit avoir plus de virus de l’arbre de vie qu’il ne lui en faut. » Elle frémit. Il éclata de rire.
Elle se redressa. « Nous allons devoir partir bientôt.
— Regarde. »
Une tête s’agita dans la cascade. Un bras émergea et leur fit signe. Brennan nageait vers eux à travers l’étang : ses bras tourbillonnaient comme des hélices.
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