— La plupart des officiers ont terminé leur tâche avant que l’action commence, parce que le combat se déroule trop rapidement pour que les officiers influent dessus, lui assura Miles. Une fois que tu as mis en route un bon ordinateur tactique – et si tu as la chance d’avoir un homme avec du nez –, mieux vaut garder les mains dans les poches. J’avais Tung, tu avais… hum…
— Et de belles poches profondes, dit Grégor. J’y pense encore. Cela semblait presque irréel, jusqu’à ce que je me rende ensuite à l’infirmerie. Et que je comprenne que tel ou tel point lumineux signifiait le bras perdu de cet homme, les poumons gelés de celui-là…
— Faut faire attention à ces petites lumières. Elles disent des mensonges tellement apaisants, reconnut Miles. Si tu les laisses faire. (Il chassa avec du café une autre bouchée collante, hésita puis observa :) Tu n’as pas dit la vérité à Illyan à propos de ta petite culbute par-dessus le balcon, hein.
C’était une remarque, pas une question.
— Je lui ai expliqué que j’étais ivre et que j’étais descendu jusqu’en bas. (Grégor contemplait les fleurs.) Comment l’as-tu appris ?
— Il ne parle pas de toi sans une terreur secrète dans le regard.
— Je lui ai seulement… raconté une partie. Je ne veux pas faire de vagues maintenant. Tu ne lui en as pas parlé non plus – ce pour quoi je te remercie.
— De rien. (Miles but encore du café.) Accorde-moi une faveur en retour. Parles-en à quelqu’un.
— À qui ? Pas à Illyan. Pas à ton père.
— Et à ma mère ?
— Hum !…
Grégor mordit pour la première fois dans sa Torte, sur la couche de crème de laquelle il traçait jusque-là des sillons.
— Elle est peut-être la seule personne de Barrayar qui soit capable de placer automatiquement Grégor l’homme avant Grégor l’empereur. Toute notre hiérarchie lui apparaît comme une illusion d’optique, je crois. Et tu la connais, elle sait tenir sa langue.
— J’y réfléchirai.
— Je ne veux pas être le seul qui… le seul. Je me rends parfaitement compte quand je ne suis pas à la hauteur.
— Vraiment ?
Grégor haussa les sourcils, un coin de sa bouche se releva.
— Oh, oui ! Seulement, en temps normal, je ne le laisse pas voir.
— D’accord. Je le ferai, dit Grégor.
Miles attendit.
— Parole d’honneur, ajouta Grégor.
Miles se détendit, infiniment soulagé.
— Merci. (Il contempla un troisième gâteau. Les parts avaient de quoi tenter la gourmandise.) Te sens-tu mieux, ces jours-ci ?
— Beaucoup mieux, merci.
Grégor recommença à tracer des sillons dans sa crème.
— Sûr ?
Hachures en sens inverse.
— Je ne sais pas. À la différence de ce pauvre bougre à qui ils faisaient jouer mon rôle pendant que j’étais parti, je ne m’étais pas précisément porté volontaire pour cela.
— Tous les Vors sont des recrues, sur ce plan-là.
— N’importe quel autre Vor pourrait s’enfuir sans qu’on soit affecté par son absence.
— Est-ce que je ne te manquerais pas un peu ? geignit Miles. (Il jeta un coup d’œil à la ronde dans le jardin.) Cela n’a pas l’air d’un poste tellement pénible, comparé à l’île Kyril.
— Sauf quand tu es seul au lit, à minuit, à te demander à quel moment tes gènes vont commencer à engendrer des monstres dans ton esprit. Comme le grand-oncle Youri le Fou. Ou le prince Serg.
— Je suis au courant des… heu… des problèmes du prince Serg, dit Miles avec précaution.
— Tout le monde semble au courant. Sauf moi.
C’était donc ça qui avait déclenché la première réelle tentative de suicide chez Grégor, déjà de nature dépressive. La clé et la serrure, clic ! Miles s’efforça de masquer son triomphe pour cette soudaine prouesse de perspicacité.
— Quand l’as-tu découvert ?
— Pendant la conférence de Komarr. J’avais déjà surpris des allusions. Je les avais portées au compte de la propagande ennemie.
Le ballet sur le balcon avait donc été la réaction immédiate au choc. Grégor n’avait eu personne à qui se confier…
— Toutes les rumeurs qui couraient sur le prince héritier Serg ne sont pas exactes, interrompit précipitamment Miles. Encore que ce qu’il y a de vrai soit assez moche. Ma mère est au courant. Elle a vu de ses propres yeux des choses ahurissantes, pendant l’invasion d’Escobar que même moi j’ignore. Mais elle te les dira. Pose carrément des questions, elle te répondra carrément.
— C’est apparemment un trait de famille, concéda Grégor. Aussi.
— Elle te dira à quel point tu es différent de lui… Pas de vice dans le sang du côté de ta mère dont j’aie jamais entendu parler… En tout cas, j’ai hérité probablement presque autant de gènes de Youri le Fou que toi, par une ascendance ou par une autre.
Grégor eut un vrai sourire.
— Est-ce censé être rassurant ?
— Mm, plutôt en se fondant sur la théorie que l’on aime bien ne pas être seul à être malheureux.
— J’ai peur du pouvoir…
La voix de Grégor devint basse, méditative.
— Tu n’as pas peur du pouvoir, tu as peur de faire du mal aux gens en exerçant ce pouvoir, déduisit subitement Miles.
— Tu n’es pas tombé loin.
— Pas pile ?
— J’ai peur d’y prendre plaisir. À faire mal. Comme lui.
Il parlait du prince Serg. Son père.
— Quelle blague ! dit Miles. J’ai regardé mon grand-père tenter pendant des années de te donner le goût de la chasse. Tu y es devenu fort, je suppose, parce que tu estimais que c’était ton devoir de Vor, mais du diable si tu n’étais pas près de vomir chaque fois que tu ratais à moitié ton coup et que nous devions courir après une bestiole blessée. Peut-être que tu as d’autres perversions, mais pas le sadisme.
— Ce que j’ai lu et entendu dire est si horriblement fascinant… Je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Je ne peux pas me le sortir de l’esprit.
— Ta tête est pleine d’horreurs parce que le monde est plein d’horreurs. Regarde les horreurs que Cavilo a causées dans le Moyeu de Hegen.
— Si je l’avais étranglée pendant son sommeil – ce que j’ai eu l’occasion de faire –, aucune de ces horreurs ne se serait produite.
— Si aucune de ces horreurs ne s’était produite, elle n’aurait pas mérité d’être étranglée. Une sorte de paradoxe de voyage dans le temps, je le crains. La flèche de la justice ne vole que dans un sens. Uniquement. Tu ne peux pas regretter de ne pas l’avoir étranglée d’abord. Quoique je suppose que tu peux regretter de ne pas l’avoir étranglée après…
— Non… non… Je laisse cela aux Cetagandans s’ils réussissent à l’attraper maintenant qu’elle a eu son avance.
— Grégor, je suis désolé, mais je ne crois vraiment pas qu’un empereur Grégor le Fou soit possible. Ce sont tes conseillers qui vont être déboussolés.
Grégor contempla le plateau de pâtisseries et soupira.
— Je suppose que les gardes seraient perturbés si j’essayais de te lancer une tarte à la crème à la figure.
— Profondément. Tu aurais dû le faire quand nous avions huit et douze ans, tu t’en serais peut-être tiré à ce moment-là. La tarte à la crème de la justice ne vole que dans un sens, dit Miles avec un petit rire.
Trois ou quatre façons d’utiliser un plateau chargé de pâtisseries contraires à l’usage et dignes d’étudiants de deuxième année furent alors suggérées par l’un et l’autre, les laissant pliés par le rire. Grégor avait besoin d’une bonne bataille à coups de tartes à la crème, conclut Miles, quand bien même ne serait-elle que verbale et imaginaire. Quand le rire finit par se calmer, et tandis que le café refroidissait, Miles dit :
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